Martine Cutier, fidèle correspondante et lectrice assidue, nous adresse cette fiche de lecture. Un peu de sociologie militaiore ! Merci à elle. LV.
Dans la continuité des travaux d’Hubert Jean-Pierre Thomas et particulièrement de ceux du colonel ® André Thiéblemont[1] qu’il qualifie de précurseur contemporain, l’auteur étudie les militaires en situation sur le terrain ce qui est le propre de l’ethnologie. N’étant pas la sociologie bien que les deux disciplines appartiennent aux sciences sociales, il rappelle que cette dernière s’inscrit dans le champ de la « sociologie militaire » et reste quasi inexistante (p 24). Avec toutes les conséquences du point de vue des postes et des carrières du fait de l’absence du champ de la sociologie du militaire au sein de l’université française.
Pourtant, aux Etats-Unis, la Seconde Guerre mondiale a ouvert massivement le champ militaire aux disciplines des sciences sociales que ce soient l’économie, le droit, l’histoire dont celle des relations internationales, la démographie, les sciences politiques, les langues, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie et l’ethnologie, toutes tendues vers la victoire d’autant que nombre de spécialistes portant l’uniforme approchaient la réalité du combat. En France, la communauté scientifique commença à montrer un intérêt à partir des années 1960 lorsque s’achevaient les guerres de décolonisation. En 1963 est créé le Centre d’étude de sociologie militaire : CSEM, devenu successivement, en 1969, le Centre de sociologie de la défense nationale : CSDN puis, en 1990, le Centre d’études en sciences sociales de la défense : C2SD. En 2010, plusieurs centres de recherche militaire dont le Centre d’études d’histoire de la défense : CEHD créé en 1995, furent intégrés au sein de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire : IRSEM où, selon l’auteur, la sociologie militaire se trouve marginalisée (p. 25). A-t-il oublié le colloque fêtant les 10 ans de l’IRSEM à l’École militaire, en 2020 suivi l’année suivante de celui sur « la sociologie militaire : héritage et nouvelles perspectives » ?
Cependant de nos jours, l’approche ethnologique de l’action militaire et du combat demeure rare ce que regrettent nombre de prestigieux précurseurs. L’auteur qui a suivi pendant trois années la promotion Capitaine Beaumont d’élèves-officiers de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan[2] et avait été autorisé à suivre une unité de la FINUL, autorisation levée au dernier moment pour raison de tensions accrues sur place, n’a jamais pu suivre une unité en OPEX comme le font beaucoup de ses homologues étrangers. L’un des arguments officiels pour interdire l’accès aux non-combattants étant que les soldats interviennent sur des théâtres des plus actifs et dangereux ( p 27). Or le ministère par le biais de la DICOD délivre des habilitations à des journalistes, correspondants de guerre[3]. Et ces derniers suivent les forces selon la situation opérationnelle. Chacun se souvient que lors de la phase offensive de l’opération Serval, seules les images officielles étaient diffusées. Restent alors au chercheur l’observation et l’étude de l’organisation militaire en temps de paix et au sein des unités.
Ce que l’auteur a fait durant trente ans à partir de trois postures. La première en 1993, pour quelques mois comme appelé du contingent, soldat de 2e classe à la 11e compagnie du 1er régiment du génie, en Alsace, en « insider ». Puis de septembre 1994 à septembre 1995, une fois libéré de ses obligations militaires en tant que chercheur « outsider » poursuivant ses études en DEA. Enfin à partir de 1995, ayant obtenu une bourse du C2SD pour pouvoir réaliser sa thèse, il est devenu chercheur insider intermittent et à partir de 2003, insider permanent. Jusqu’à être à ce jour, enseignant-chercheur au sein de l’Académie militaire de Saint-Cyr, directeur du département de sociologie et directeur scientifique de la chaire Commandement et Leadership. Un beau parcours pour étudier les militaires en situation depuis le terrain ce qui est le propre de l’ethnologue. Une belle confiance de la part de l’institution militaire car les généraux, directeurs de l’ESM devenue l’Académie militaire, se sont succédé tous les deux ans mais lui est resté. Y compris en 2018 après avoir pris position lors de l’enquête de Libération sur le profil sociologique « tradi » d’élèves du lycée militaire de Saint-Cyr l’École[4].
Ce livre sérieux qui montre la difficulté, les atouts et les limites jusqu’à l’autocensure du chercheur s’ouvre sur le récit d’un épisode étonnant. Depuis la monarchie de Juillet, il est de tradition que les élèves-officiers décernent lors du Triomphe, le Baraguey, un buste lourd d’un mètre de hauteur, à l’officier supérieur le plus détesté[5]. Un rite d’inversion traduisant le mécontentement des élèves. Or lui, le professeur, un civil, le reçoit. Pourquoi donc ? L’interview à Libération, lui répondit-on. Mais non car le destinataire désigné par les élèves était en réalité la colonel qui avait commandé durant trois années un bataillon d’élèves (Promotion Général Saint-Hillier 2015-2018). Pour la première fois, un commandant de bataillon n’était pas un homme. Or depuis 2014, les armées étaient confrontées à des publications dénonçant les discriminations à l’encontre des femmes militaires. Suite à une enquête, le ministère y avait répondu par la création de la cellule Thémis, l’inscription du harcèlement dans le code de la défense, des ouvertures de postes, la mise en place de référents mixité dans les unités et l’arrivée d’une femme à la tête d’un bataillon de saint-cyriens. Une sortie honorable pour tous. Et un livre à lire.
Claude Weber, Un ethnologue dans les Armées. Trente ans d’expériences de terrain, P de Taillac, 2023 ICI
Martine Cuttier
[1] Thiéblemont André, Cultures et logiques militaires, PUF, 1999.
[2] Weber Claude, A genou les hommes, Debout les officiers. La socialisation des Saint-Cyriens, PUR, 2012.
[3] Ils ont auparavant suivi le stage de sensibilisation aux reportages en zone de conflit, au CNEC, à Mont-Louis, dans les Pyrénées-Orientales.
[4] « Lycée de Saint-Cyr : une machine à broyer les femmes », Libération, 22 mars 2018.
[5] Comme le fut le maréchal Baraguey d’Hilliers, ancien commandant de l’École, en 1834. Il a son pendant, le Père Lanusse remis à l’officier supérieur le plus estimé.