Des territoires viables pour des peuples asservis

Vue du stratégiste, la marche du monde est bien incertaine en cette fin d’année 2023. La planète qui porte plus de 8 milliards d’habitants vit dans le brouillard de multiples tensions et d’innombrables frictions qui la fissurent ; elle doit faire face à de vrais défis, la transition climatique, la mondialisation marchande dopée par l’intelligence artificielle après la pandémie de Sras-Cov2 mais aussi deux guerres ouvertes qui l’endeuillent et l’hystérisent. Un milliard d’habitants sont directement concernés par ces deux conflits aux accents de guerre civile.

La première en Ukraine saigne 44 millions d’Ukrainiens dont la vaillance politico-militaire a permis à Kiev de s’émanciper de la matrice russe qu’incarne une fédération de Russie de 144 millions d’anciens sujets des empires soviétique et tsariste. La seconde met aux prises Israël, un vaillant Etat de neuf millions d’habitants originaires d’Europe et du Maghreb, un pays neuf greffé il y a 75 ans sur une terre palestinienne dont la population de cinq millions est confinée voire incarcérée en 2023 sur son sol pour raison de sécurité. Ces deux guerres qui ont surgi dans un long cours conflictuel sont le plus souvent perçues par les sept autres milliards d’habitants de la planète comme des résurgences violentes des désordres produits par les nationalismes et des idéologies d’un Occident impérial auquel ils donnent le visage de l’Amérique.

L’Histoire a imposé sa marque tragique à la géographie de ces deux confins où les peuples sédentaires et ceux de passage se sont rencontrés, croisés et affrontés. Mais aujourd’hui on ne voit plus aucune solution autre que la guerre s’ébaucher pour que chacun ait une terre viable qui lui revienne dans des frontières sûres et durables. Car les confins ukrainiens de l’Europe centrale comme palestiniens de l’Asie de l’Ouest sont des terres au passé sacré.

Pourtant chacun devine que si Kiev avait sagement établi une formule fédérale en 1991, 2008 ou 2014, l’accord était possible avec Moscou, protecteur autoproclamé des Russes de l’Ukraine de l’Est et de la Crimée et l’agression du 24 février 2022 aurait été alors sans objet. Au lieu de cela les exécutifs de Kiev et de Moscou issus de la même matrice, s’entêtent à vouloir que leur victoire passe par la défaite consommée de leur adversaire sans aucune considération pour leurs évidents intérêts communs. La messe est dite ; l’Ukraine est une nation respectée et valeureuse mais ne recouvrera pas les territoires ukrainiens de l’Est et du Sud peuplés de Russes aujourd’hui intégrés à la Rodina. Et c’est sur l’actuelle ligne de front que les voisins vont devoir arrêter de facto des frontières réalistes pour longtemps partageant gains et pertes.

Chacun peut aussi penser que si les États arabes avaient sagement accepté en 1948 la création sur la « terre promise » d’un foyer national juif sûr et accueillant, et facilité l’implantation des survivants de l’Holocauste en terre de Palestine, il n’y aurait pas eu ces conflits d’autodéfense israélienne, ces occupations illicites et pour finir en réaction l’agression terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 avec ces actes criminels irrémédiables.

Mais la régulation diplomatique et économique n’éteint jamais les passions et les frustrations, surtout si les religions s’en mêlent et si la ville qui surplombe la région est trois fois sainte, pour tous les croyants monothéistes.

Autant la future trajectoire de la guerre en Ukraine qu’a déclenchée l’agression russe est assez prévisible après l’engrenage brouillon qui l’a permise, autant la trajectoire de la guerre de destruction du Hamas sur le territoire de Gaza reste illisible. Quel est l’état final recherché par Tsahal à Gaza ? Dresde, Coventry, Grozny ? D’autant plus qu’on devrait relancer assez vite un « processus de paix » car la région n’aime pas la guerre qui contrarie le business.

Et on revient aujourd’hui sans réfléchir assez au mantra éculé des « deux États », ce qui relève au mieux du rêve naïf au pire d’un piège pervers. Comment peut-on considérer encore aux côtés d’un État israélien vengé, un nouvel État palestinien en deux parties séparées par le passé et l’histoire, disjoints géographiquement ? Qui pourra encore assembler ces deux morceaux ? Il devrait être administré par une autorité politique légitime, sans doute bicéphale et distribuée en deux territoires sans continuité physique ni viabilité économique rassemblant des populations aux racines différentes (les Gazaouites ont des racines grecques et égyptiennes, les Cisjordaniens arabes et bédouines). Nul ne peut appeler cela un État au XXIe siècle.

Il semble que l’architecture politique de cette petite région si fragmentée qu’est le Levant, entre Asie et Afrique, n’est viable qu’avec un nombre impair d’Etats souverains.

Il en faut soit un seul, une grande confédération qui englobe le tout, Arabes et Israéliens ensemble, façon « États-Unis d’Asie de l’ouest », mais c’est aujourd’hui tout aussi irréaliste que les deux États ; un jour peut-être. Soit trois États, un État israélien sûr ; au sud un État gazaoui façon Dubaï, alimenté et financé par le gaz localisé en mer et sponsorisé par les pétrodollars du Golfe ; à l’est, un État de Cisjordanie confédéré avec la Jordanie et au nord, un Golan neutralisé sous administration onusienne. Mais la solution la plus viable pour cette mosaïque qu’est le Levant et que l’empire ottoman sut fédérer de façon souple, est cinq voire sept États. Outre cet Etat israélien sûr, un district de ville-État à Jérusalem, capitale religieuse cogérée, façon Washington DC ou micro-Singapour, une grande fédération des Palestiniens de Cisjordanie et de Transjordanie, un Gaza/Dubaï et un Golan rendu à une Syrie confédérée avec le Liban.

Voilà ce que recommandera vu de Sirius le stratégiste en dépit de sa complexité : un système de souverainetés étatiques en mosaïque faisant droit aux minorités et allant de la Turquie à l’Égypte et de la Méditerranée au désert. Il développerait un marché commun et établirait un siège d’arbitrage collectif dans la ville sainte de tous les peuples de la région. Les États pétroliers du désert et du Golfe avec leurs associations souples sauraient aider à ce développement dont ils possèdent les leviers financiers. Ils ont tout à gagner à la paix. Il y faudra une grande conférence régionale de sécurité et de développement du genre de la CSCE.

Mais un tel mécano régional ne pourra pas se développer tant que la sécurité des Juifs sur la terre de Palestine ne sera pas garantie car c’est bien elle qui a empêché la greffe pacifique de l’État d’Israël sur la terre sainte dans un format acceptable pour les autres ayant droit à cet espace commun. Les deux clés de cette question seront les religions (gestion concertée des Lieux saints) et l’économie (les investissements des pétrodollars).

JD

One thought on “Des territoires viables pour des peuples asservis

  1. En dépit d’une louable lucidité de l’auteur sur ces questions trop écrasées de moralismes variés, on pourrait faire remarquer que les deux conflits furent marqués l’un et l’autre par une croyance irraisonnée et fanatique en des victoires en fait impossibles: celle de l’Ukraine armée par l’Occident contre la Russie immorale d’une part et d’autre part celle des pays arabes coalisés contre l’immoral sionisme.
    Les deux paris perdus sont similaires: contre la détermination et/ou l’industrie lourde on ne peut guère qu’échouer. La bande de Gaza reconquise sera transmise au Fatah qui aura les mêmes difficultés à la gérer qu’avant… À moins que l’Egypte et la Jordanie n’acceptent d’enterrer la veille chimère sans objet: un Etat palestinien qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais. De fait ce sont les pays arabes coalisés qui doivent penser à l’avenir: leurs populations ont mieux à faire que de se rassembler dans les hurlements pour masquer des échecs économiques et sociaux qui ont vocation à se résorber avec le temps. Comme indiqué, le business, c’est-à-dire la vie même, doit primer.

    La remarque au sujet de la réussite de l’Empire Ottoman à « fédérer de façon souple » le Moyen-Orient a un côté délicieusement polémique, voilà qui semble donner raison au conflit entre Turquie et Iran pour régenter les lieux saints abandonnés à des incapables…

    Une remarque finale est que les deux conflits échappent maintenant à l’Occident qui n’ont plus aucun moyen ni même de vraie envie d’imposer leurs vues.

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