La Russie a continué son grignotage tandis que l’Ukraine aurait utilisé des moyens innovants de guerre électronique. Sur le plan politique, l’anniversaire de deux ans de guerre montre un désarroi européen.
Déroulé des opérations militaires
Alors que les Ukrainiens avaient déjà fait preuve d’inventivité dans le domaine naval, réussissant à entraver en profondeur la flotte russe de la mer Noire, voici que des questions se posent sur les avions : un deuxième A 50 (avion de surveillance électronique) russe a été abattu, officiellement à cause de tir fratricide. Plusieurs avions ont été abattus depuis quelques semaines. Il est possible que ces erreurs de désignation de cible par la DSA russe soient dues à des faux signaux envoyés par les Ukrainiens. Cela entraverait en profondeur l’efficacité de la défense sol-air russe.
Front de Kherson. La tête de pont de Krinki avait été annoncée reprise par les Russes. Cela semble partiellement inexact. Les Ukrainiens enverraient toujours des soldats sur la rive droite du Dniepr même s’ils ne tiendraient quasiment plus de positions. En revanche, les Russes ne tiendraient pas non plus le village. Il reste que cette affaire touche à sa fin.
Front sud : Comme annoncé la semaine dernière, les Russes ont repris leur activité sur le front sud. Ainsi, ils auraient repris une partie du village de Robotyne (entre les maisons de la lisière nord et la moitié du village). Ils auraient également poussé un peu plus à l’est. Le saillant de Robotyne, difficilement conquis par les Ukrainiens l’été dernier, semble désormais l’objectif des Russes qui peuvent soit vouloir un succès symbolique, soit au contraire pousser au-delà vers le nord.
Plus à l’est, ce sont quelques positions ukrainiennes à hauteur de Grand Novosilka qui ont été grignotées. Là encore, les Russes semblent vouloir reprendre le terrain cédé l’été dernier.
Front de Donetsk. Les poussées russes se multiplient sur l’ensemble des approches de Donetsk.
Au sud, le village de Pobjeda aurait été pris (malgré une contre-attaque ukrainienne). Des combats se déroulent dans Novomylhailivka, tandis qu’une bande de terrain d’une dizaine de km² un peu plus au sud a été reprise aux Ukrainiens. Pas d’activité du côté de Krasnohorivka.
A l’ouest d’Avdivka, après quelques jours passés à prendre le contrôle de la ville et nettoyer d’éventuelles poches de résistances, les Russes ont repris leur avancée. Ils ont ainsi pris les localités de Stepove, Lastochkyne et Sieverne. Les Ukrainiens se sont retirés sur ligne Berdichi, Orlivka, Tonenke et au sud Pervomasike.
Pas d’activité au nord d’Avdivka.
Front de Bakhmout : Les combats se déroulent désormais dans les maisons d’Ivanivske. Une crête dominante juste au nord permet aux Russes de contrôler les appuis ukrainiens venant de l’ouest (tout en faisant feu sur le sud de Bogdanivka).
Front de Svatove/Koupiansk. Le grignotage se poursuit à l’ouest de Kreminna. Rien plus au nord vers Koupiansk.
Analyse militaire
Mettons d’abord en avant les efforts ukrainiens pour réussir à défaire des points de supériorité russes. Nous avions déjà parlé de l’inventivité en matière de déni naval (avec d’ailleurs l’aide occidentale), il semble en être de même en matière de guerre électronique. Le lecteur intéressé lira cette enfilade (ici https://twitter.com/TrentTelenko/status/1761607238609732033) qui permet de comprendre ce qui a pu se passer et pourquoi ce tir fratricide serait à mettre au crédit des Ukrainiens. Deux leçons peuvent être tirées de cette affaire, si jamais elle est confirmée (d’autres analystes évoquent un commando ukrainien infiltré avec un missile sol-air).
D’une part, la technologie permet encore de compenser la masse grâce à un ciblage des moyens rares de l’adversaire. La Russie ne disposait visiblement que de 9 A-50, dont 4 seraient modernisés. Elle vient d’en perdre 2 coup sur coup, ce qui la gêne à l’évidence. D’autre part, même s’il faut reconnaître aux Ukrainiens de l’habileté, ne doutons pas qu’ils ont été aidés par leurs soutiens occidentaux. Voici le genre d’appui concret que les Européens ou les Américains peuvent donner, de façon peu visible, intangible mais efficace. Ça ne suffit à l’évidence pas à gagner mais au moins, cela permet de rééquilibrer quelque peu un rapport de forces par ailleurs très contraint. C’est un exemple très concret de l’aide invisible que l’Ouest apporte à l’Ukraine, soutien que je signale depuis le début du conflit mais qui est le plus souvent très difficile à illustrer. J’en profite pour réinsister sur le rôle méconnu (parce qu’invisible) de la guerre électronique. Depuis quelques mois, la masse russe semblait dominer. Ce qui vient de se passer montre que l’Ukraine n’est pas dépourvue de moyens.
Pour le reste, constatons que cette semaine la Russie a pris (selon les décomptes de Poulet Volant, ici https://twitter.com/Pouletvolant3/status/1761698246433403307) 47 km² à l’Ukraine, soit 6,8 km² par jour. Si l’on observe les statistiques depuis octobre, les Russes grignotaient au début 1 km par jour au maximum, puis ces dernières semaines le ratio était monté à 2 km²/j. La prise d’Avdivka la semaine dernière a brutalement augmenté les gains (54 km² dans la semaine) et cette semaine posait la question d’un retour à la normale. La question qui se pose est de savoir si l’Ukraine a réussi à se rétablir. Qu’elle cède un peu de terrain n’est pas forcément grave si elle peut s’appuyer sur une nouvelle ligne de fortification pour résister à la poussée russe. Ce qui s’est passé au sud de Donetsk est à surveiller, notamment les suites de la prise de Pobjeda, notamment si Konstantinivka, verrou arrière de Vouhledar, est pris. De même la poussée à l’ouest d’Avdivka n’est pas surprenante, la principale ligne de résistance se situant probablement une dizaine de km à l’ouest. Il est possible que les Ukrainiens aient l’intention de freiner sur cette bande de terrain., selon une manœuvre rétrograde classique (mais difficile à mener).
Plus inquiétant est ce qui se passe à Bakhmout. Les combats à Ivanivske augurent d’un assaut prochain contre Chassiv Yar, verrou arrière de la zone du canal qui ouvrirait une progression par les crêtes vers Kramatrosk. De même, je m’interroge sur la poussée au sud : s’agit-il seulement de reprendre des terrains cédés l’été dernier (symbole) ou cela ouvre-t-il d’autres calculs (par exemple repousser la ligne de front au nord, le long d’une ligne Orikhiv – Houilaipolje – Grand Novosilka – Kourakhove (à l’ouest de Marinka) ?
Voici toute la difficulté de la manœuvre défensive à laquelle sont contraints les Ukrainiens : ils doivent faire face simultanément, sur plusieurs directions, à des poussées ennemies suffisamment distantes pour disperser l’engagement des rares réserves dont ils disposent. Il faut espérer que les retranchements aménagés dans la profondeur soient suffisamment solides pour que les FAU puissent s’y appuyer solidement. C’est pourquoi la réduction du saillant de Robotyne a plus de valeur peut-être que le simple symbole. Soit les Ukrainiens ont décidé de reculer jusque vers une ligne plus favorable mais installée et il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Soit au contraire ils cèdent à cause de la supériorité russe locale et c’est plus inquiétant. Céder du terrain n’est pas grave en soi : c’est la répétition des cessions et l’incapacité à arrêter le mouvement de recul qui le sont.
Analyse politique
Les Occidentaux poursuivent leur soutien symbolique à l’Ukraine : ainsi, le G7 s’est tenu à Kiev. Les États-Unis ont annoncé une salve de sanctions contre la Russie. Enfin la France réunit à Paris le 26 février une réunion au sommet pour renforcer le soutien à l’Ukraine et contrecarrer le pessimisme de la conférence de Munich (doom and gloom).
Malheureusement, on sent un désarroi des dirigeants européens, confrontés à une Amérique qui pense à autre chose et aux mauvaises nouvelles d’Ukraine. La population ukrainienne elle-même commence à sentir la fatigue (cf. ce remarquable reportage de La Croix https://www.la-croix.com/international/en-ukraine-l-arriere-devitalise-ils-prennent-tous-les-hommes-dans-les-villages-20240223) qui explique pourquoi la loi sur la mobilisation générale n’est toujours pas votée, alors qu’elle est en préparation depuis près de quatre mois. Mais le soutien de l’opinion publique occidentale fléchit aussi lentement (voir ici https://www.lefigaro.fr/international/la-lassitude-gagne-les-opinions-francaises-et-europeennes-deux-ans-apres-le-debut-du-conflit-20240222).
Aussi les éléments de langage ont-ils évolué. Au début de la guerre, il s’agissait de défendre le droit international et les frontières internationalement reconnues. Désormais, les dirigeants européens expliquent qu’une défaite de l’Ukraine serait une défaite de l’Europe qui serait la prochaine proie de la Russie. Cependant, cet argument ne prend pas vraiment. Les problèmes politiques et économiques captent l’attention des opinions et l’on parle plus de tracteurs que d’obus.
Au fond, la guerre d’usure ne se joue pas seulement sur le terrain des combats mais aussi sur le front informationnel. Si la Russie a développé des opérations d’influence en Europe, cela ne suffit pas à expliquer la lassitude qui gagne : de plus en plus de Français et d’Européens sont convaincus que l’Ukraine ne gagnera pas la guerre.
Cette fin de février est donc très morose. Avec Olivier Sueur (ici https://lerubicon.org/quelle-strategie-pour-loccident-en-ukraine-le-renoncement-par-defaut/) on ne peut être que pessimiste.
OK
On n’en finit plus d’être effaré par la dissonance cognitive majeure dont se mettent à souffrir manifestement les tenants de l’Ukraine dans cette affaire, et le document d’Olivier Sueur cité en est un archétype… On retiendra les couples d’opposition suivants, tous illustrant le conflit saisissant entre prétention absurde et morsure en retour du réel.
Après les sanctions de 2014 en échec pourtant évident et connu (allant jusqu’à susciter des champions agricoles russe au détriment de la France) on se lança dans des sanctions de « guerre totale » dont l’échec complet quelques mois après leur annonce fut tout aussi patent, allant jusqu’à l’évidence douloureuse du strict inverse, les dommages causés à l’économie de l’Union Européenne étant maintenant d’autant plus douloureux qu’ils furent auto administrés pour ne pas dire objectivement suicidaires, car évidemment prévisibles.
Du point de vue militaire, qui nous intéresse ici, on a le hiatus effarant entre la puissance dominante et révérée d’une organisation militaire internationale persuadée de sa domination technologique (et morale) qui se trouve à court de munitions mais aussi de matériels et d’hommes face à un ennemi identifié depuis 20 ans avec qui elle a rompu tous les ponts et qui la surclasse sur tous les plans, y compris la grande tactique: avec cinq voire dix fois moins de morts, celle-ci détruit méthodiquement avec réalisme et efficience son ennemi, appliquant des concepts militaires supérieurs. Vaincue partout et par tous, l’OTAN aura donc accumulé depuis trente ans en plus de sa flagrante inutilité, toutes les défaites possibles par tous les ennemis possibles.
Il y a aussi le couple sur/sous estimation. Convaincus (soit disant) de la supériorité russe, nos stratèges, observateurs ou experts, furent donc surpris de ses « terribles échecs » (retraits de Kiev, de Kherson, de Koupiansk) et se persuadèrent d’une victoire possible, vous ne rêvez pas, en Crimée… Après 1) une acceptation immédiate de la neutralisation et du respect de la langue russe que seul un dirigeant britannique généreux put annuler in extrémis 2) un retrait ordonné en attendant la mobilisation humaine et industrielle au niveau du dessus que l’on observe maintenant 3) un massacre de l’ennemi en défensive (l’attaquant ayant réussi l’improbable persuasion de son adversaire à attaquer lui-même), une supériorité intellectuelle manifeste imposa à son adversaire de faire ce qu’il ne fallait pas.
Écrasés et surclassés dès la première semaine d’une contre-offensive préparée un an, nos obstinés « optimistes » s’acharnèrent six mois, et reculent depuis, tous les jours, en se faisant détruire toutes les nuits, dans la profondeur, leurs usines de drones, leurs dépôts de munitions, leurs casernes de mercenaires.
Pour conclure en essayant d’être le plus vexant possible, ce plaidoyer « pro poutine » attend donc l’effondrement, inéluctable et prévisible et qui ne peut être que retardé. Retardez.