Le front est globalement stable au cours de ce mois passé. La réélection de V. Poutine marque la dimension politique du conflit (mais aussi les attentats de Moscou).
Source : poulet volant (ici)
Déroulé des opérations militaires
Pas de bateau russe coulé ce mois-ci par les Ukrainiens.
Frappes de longue portée : En revanche, les frappes de longue portée ont repris des deux côtés. Les Ukrainiens visent les infrastructures pétrolières. En 2024, 16 raffineries russes sur 38 ont été frappées ce qui ne signifie bien sûr pas qu’elles soient hors d’usage. Selon Macette (ici), Reuters évalue à 14 %, la diminution de la capacité de raffinage provoquée par les frappes. Cela ne tient pas compte d’éventuelles réparations. Si le pétrole raffiné rapporterait moins qu’avant, la Russie continue d’exporter du brut.
Les Russes quant à eux ont repris leurs frappes dans la profondeur, mêlant drones de longue portée, missiles de croisières, missiles balistiques etc. Alors que l’an dernier ils visaient des sites plutôt opérationnels et notamment les sous-stations de distribution électriques, ils semblent viser cette année les centrales de production, ce qui provoque de vraies coupures de courant à travers le pays. Cela handicape aussi la logistique ukrainienne, puisque les locomotives sont électriques et que l’écartement des voies, différent de celui en Europe, ne permet pas une substitution par des tractrices diesel.
Front sud : Peu de changement dans le secteur de Robotyne que les Russes n’ont toujours pas conquis. Quelques combats ont été signalés vers Grand Novosilka (zone de Staromaiorske).
Front de Donetsk. C’est toujours celui où les Russes continuent de pousser.
Au sud, pas de grand changement à hauteur de Novomylhailivka, verrou arrière de Vouhledar. Un peu plus au nord, à hauteur de Marinka, légère progression russe le long des étangs de la rivière Osykova, les lisières du village de Heorhhivka sont atteintes.
A l’ouest d’Avdivka, le front s’est établi lentement le long de l’axe Orlivka (tenu par les Russes), Semenivka (sur la rivière Dournaya) et Berdichi (pas encore totalement investi). Au sud de ce secteur, les Russes poussent à l’ouest de Tonenke et de Pervomaiske en direction de la rivière Vodiana.
Pas de changement entre Donetsk et Bakhmout.
Front de Bakhmout : Ivanivske n’est toujours pas complètement investie par les Russes. En revanche, ils ont grignoté un peu au nord et atteint les premières maisons de Chasiv Yar (mais à l’est du canal).
Dans le secteur de Siversk, quelques grignotages russes vers Berestove. Quelques combats vers Bilohorivka.
Front de Svatove/Koupiansk. Rien à signaler.
Front de Kharkiv : Une légion russe de libération a encore fait quelques coups de feu du côté de Belgorod, la veille de l’élection présidentielle. On s’interroge encore sur l’utilité de cette action qui n’a pas dû forcer le transfert de trois territoriaux russes et qui apportait de l’eau au moulin de la propagande russe en expliquant que les Ukrainiens attaquaient le pays.
Analyse militaire
La semaine du 17 mars, la Russie n’avait grapillé que 10 km², 17 km² la semaine du 24 mars, 4 km² la semaine du 31 mars et 15 km² cette semaine du 7 avril.
Autrement dit, force est de constater que la Russie n’a pas gagné grand-chose au cours du mois de mars. Pourquoi ? Plusieurs hypothèses viennent à l’esprit. Elles peuvent être compatibles entre elles.
- Malgré un rapport de feu écrasant en sa défaveur, l’Ukraine a réussi à s’enterrer et à contrer les attaques russes, grâce à ses drones armés. Elle a même localement relancé une ou deux actions offensives avec quelques gains limités. Cela démontre sa résilience et une meilleure habileté tactique.
- La météo défavorable (dégel saisonnier, augmentation des boues et des pluies) n’est pas favorable à des actions offensives russes. Le feu (voire l’excellent article sur le RAPFEU écrit par le LCL (R) Aubagnac ici) ne suffit pas. Il faut attendre les beaux jours.
- Les élections présidentielles en Russie ont imposé de calmer les efforts sur le front. On envoie moins de troupes à l’assaut de façon à éviter un afflux de linceuls à l’arrière ou la possibilité de désillusions tactiques. Le ralentissement serait alors temporaire.
- L’adaptation de l’armée russe a été conduite depuis deux ans. Elle est moins soviétique qu’avant et s’est « infanterisée », selon le mot de M. Goya (ici). Dès lors, si elle sait mieux étager ses assauts, mieux économiser ses hommes, elle ne sait toujours pas organiser de grandes manœuvres pour exploiter les trous qu’elle aurait pu créer.
- L’armée russe continue sans état d’âme sa stratégie de l’attrition et du casse brique. Elle sait que le différentiel industriel et humain joue en sa faveur. Elle continue à frapper sans relâche, attendant le moment d’un écroulement localisé du front où, sans talent, elle pourra exploiter. Le grignotage de territoire n’est pas l’indicateur de son succès (ce qui serait dommage pour l’observateur puisque justement, les changements territoriaux sont objectivement mesurables, non les pertes ni l’usure). Un autre signe de cette stratégie serait l’intensification des frappes sur les arrières, destinées cette fois-ci à casser systématiquement l’infrastructure.
- Même si la Russie s’est adaptée à la guerre (mobilisation partielle, recrutements, intensification de l’appareil industriel, …) elle continue de souffrir. La lenteur lui convient. Le ralentissement est structurel.
- Si les Russes se sont adaptés, les Ukrainiens aussi. Ils ont construit leur propre ligne Surovikine et rendent la monnaie défensive de la pièce à la poussée russe. Décidément, cette guerre confirme l’affirmation de Clausewitz qui donnait un avantage structurel à la défense.
Que tirer de tout ceci ? Tout d’abord, que les Ukrainiens n’ont plus l’initiative. Ils se contentent de résister là où les Russes poussent, ici au sud, là à Avdivka, ou encore à Ivanivske ou Koupiansk. Nous ne savons pas deux choses : l’ampleur des pertes subies et le niveau d’engagement des réserves. Macette (ici) donne un niveau de pertes et de 2 pour 1 mais il explique (ailleurs) que ce niveau de pertes est celui du matériel. C’est inquiétant pour deux raisons : cela signifie que le niveau de pertes humaines doit être moindre (donc non loin de 1 pour 1) ce qui, dans la durée, avantage les Russes. Et surtout, cela signifie que les Ukrainiens perdent encore beaucoup de matériel alors qu’ils ne sont plus recomplétés. On lira ainsi ce témoignage de Il Siciliano qui montre que les flux vers l’Ukraine sont réduits à rien (ici).
Autrement dit, le dispositif ukrainien s’étiole. Ils continuent de résister avec rage mais l’on ne voit pas les voies qui leur permettrait de reprendre l’initiative. Ils semblent condamnés à subir et à espérer que les Russes ne changent pas d’approche.
Quels peuvent être les scénarios devant nous ?
- Les Russes continuent leurs frappes mais les Ukrainiens, grâce à leurs drones, réussissent à déjouer toutes leurs tentatives. Ils arrivent même ici ou là à prendre des initiatives localisées pour gagner des localités peu importantes mais symboliques.
- Les Russes poursuivent leur stratégie actuelle d’attrition. Mais cela ne leur donne que des gains limités (15 à 20 km² par semaine, soit moins de 1000 km² d’ici la fin de l‘année). Au fond, ils ne veulent pas gagner sur le terrain mais ils attendent l’arrivée de Trump au pouvoir ou, si Biden est élu, la poursuite du blocage de l’aide au Sénat américain. Bref, Moscou cherche ici une dominante plus politique que simplement militaire.
- Les Russes poursuivent voire intensifient leur stratégie d’usure, en espérant un effondrement localisé du front et l’impossibilité pour les Ukrainiens de venir boucher le trou avec des réserves. Cela leur permet d’acquérir d’un coup une plus grande portion de terrain, avant de recommencer. Il s’agirait par exemple de combler le saillant de Siversk ou de réduire le point avancé de Vouhledar. A leur mesure, sans changement radical de de leur système opérationnel actuel.
- Les Russes préparent une grande offensive. Cela suppose d’une part la poursuite de l’usure pendant encore quelque temps, puis un débouché massif sur un secteur délaissé du front (au nord vers Koupiansk voire Kharkiv ? au sud vers Houliapolje ?). Rien ne montre aujourd’hui que les Russes soient capables d’un tel agencement opératif mais il faut toujours se méfier de notre attitude consistant à prolonger les courbes. L’innovation demeure à l’œuvre dans ce conflit, y compris au niveau tactique. Ainsi, les Russes ont opéré ces dernières semaines quelques tentatives de percées blindées (qui ont été déjouées par les Ukrainiens) y compris avec des chars de contre mesure électronique, signe qu’ils expérimentent des choses. Bref, continuons à nous méfier d’eux.
Si les scénarios extrêmes (1 et 4) sont improbables, il faut donc s’attendre à quelque chose entre le 2 et le 3.
Analyse politique
La période écoulée a d’abord été marquée par ce qui s’est passé à Moscou. L’élection de V. Poutine était attendue et n’a surpris personne. En revanche, les observateurs avisés attendant les suites que cela allait donner, notamment en termes de mobilisation. Or, le ministre de la Défense Choïgou a présenté des mesures pour augmenter les capacités conventionnelles de la Russie : il évoque ainsi la formation de deux armées interarmes, 14 divisions et 16 brigades d’ici la fin 2024. Dans le même ordre d’idées, il a visité l’usine de fabrication de bombes guidées (les FAB, version russe des JDAM américaines). Cet affichage vise à démontrer la montée en puissance de la Russie sans aller à des mesures extrêmes.
Le 22 mars, un attentat au Crocus hall à Moscou faisait 139 morts et 182 blessés. Revendiqué par l’Etat Islamique, exécuté par des Tadjiks, il a rappelé l’existence du djihadisme international même si Moscou et notamment Poutine ont voulu au début faire le lien avec l’Ukraine. Cependant, 15 jours après, ce récit ne semble plus vraiment tenu, au point que le ministre français de la Défense, S. Lecornu, a appelé le 4 avril son homologue pour évoquer l’affaire : petit signe que la thématique de l’antiterrorisme est acceptée à Moscou. Notons que le 15 mars, les ministres de la défense russe et américain s’étaient déjà parlé à la suite de l’incident d’un drone américain abattu au-dessus de la mer Noire).
Les déclarations du président Macron qui avaient suscité beaucoup de réactions ont finalement peu bougé les lignes. Personne n’imagine sérieusement que l’on envoie des troupes combattantes en Ukraine, ce qu’a rappelé A. Blinken lors de sa tournée européenne. Les débats se portent ailleurs. Ainsi a-t-on vu l’Otan s’organiser pour être le réceptacle de l’aide internationale à l’Ukraine, façon de protéger les choses en cas d’élection de Trump, ou encore de proposer un fonds de 100 G€ sur cinq ans pour aider l’Ukraine. L’essentiel était de fêter les 75 ans de l’Alliance, les 3 et 4 avril. En attendant un sommet des chefs d’Etat prévu en juin à Washington (quand J. Biden est encore président).
Le débat a dès lors évolué. Ce 7 avril, le président Zelensky a rappelé que « si le Congrès n’aide pas l’Ukraine, l’Ukraine perdra la guerre ». Il le fait après avoir, le 3 avril (jour de la réunion des ministres de la défense à Bruxelles), décidé d’abaisser l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans. Le sujet porte à beaucoup de controverses en Ukraine. Beaucoup ont le sentiment que c’est une goutte d’eau dans l’océan. Mais aujourd’hui, Kiev n’a plus qu’un seul objectif : tenir.
OK
L’analyse est convaincante.
La poussée russe est pourtant manifeste, faite simultanément en plusieurs endroits, avec comme objectif apparemment atteint de forcer l’Ukraine à engager des réserves partout. Manifestement, on assiste à un épuisement ukrainien en hommes et matériels.
Bien qu’il y ait encore des tentatives apparemment absurdes de percées qui se terminent par des désastres, il semblerait, comme décrit ici, que les Russes expérimentent des dispositifs de guerre électronique contre les drones pendant les attaques. C’est toute l’histoire du conflit actuel, encore jamais vu dans toute l’histoire militaire et qui pousse à une refonte complète des doctrines d’emploi des armes avec des essais en vraie grandeur de toutes natures.
Pour ce qui concerne ce qu’il faut appeler les élucubrations du colonel Goya, dit « le goyafi », on se contentera de lui rappeler ses annonces répétées depuis 2022 de l’épuisement des missiles russes (dans l’article cité, la phrase « les stocks ne sont pas éternels » sonne comme la ruade d’un âne têtu) et aussi l’existence d’engins astucieux utilisés à la guerre que l’on nomme « drones », objets qu’il persiste à considérer comme « petits » et qu’il ne mentionne qu’à peine. Le propre des innovations en matière guerrière est en effet qu’elles passent inaperçues aux yeux des dédaigneux experts de plateaux, on ne peut être expert de tout…
Pour ce qui concerne la sortie guerrière du président, qui souleva un certain émoi, on remarque effectivement qu’elle ne passe pas la semaine, la priorité étant au génocide rwandais pour le président (la France aurait dû intervenir au lieu d’évacuer) et à la taxe lapin pour le premier ministre (on se souviendra longtemps de son « slava ukraini »).