Nous sommes heureux de publier cet analyse de Jonathan, journaliste indépendant qui vient de passer un an et demi en Ukraine à Kiev et à Dnipro. Il nous avait déjà transmis un article sur la scène politique kiévienne (ici). Le lecteur appréciera cette étude, possible dans un régime transparent qui permet ainsi de mesurer exactement le moral de la population ukrainienne, qui demeure solide malgré les obstacles. Merci à lui. LV.

La question morale est souvent sous-estimée par les observateurs de la guerre en Ukraine, qui ont tendance à se focaliser sur les mouvements de la ligne de front et les pertes matérielles des deux parties. Cependant, de nombreux exemples historiques illustrent l’importance fondamentale des ressources morales d’un peuple et d’une armée dans l’issue d’un conflit[1]. La très grande ferveur patriotique de la nation française en armes pendant les guerres révolutionnaires est généralement considérée comme un élément déterminant de la victoire. En 2021, les Talibans ont vaincu l’armée nationale afghane, qui malgré sa large supériorité en nombre et sa suprématie aérienne a souvent préféré fuir ou négocier des redditions de pans entiers du territoire[2]. L’effondrement moral de l’Allemagne en 1918 est bien décrit par Charles de Gaulle dans le dernier chapitre de son livre La discorde chez l’ennemi (1924). Dans De la Guerre, Clausewitz souligne l’importance des facteurs moraux dans la guerre ainsi que la difficulté de les mesurer à l’aide d’éléments objectifs[3]. Malgré cette difficulté, nous développerons quelques idées en nous basant sur des sondages de l’International Republican Institute (IRI) et du centre Razumkov, ainsi que sur de nombreuses conversations tenues en Ukraine.

a/ Parallèle historique avec l’Allemagne de 1918

Dans La Discorde chez l’Ennemi, Charles de Gaulle écrit : « Dans la crise morale qui provoque le désastre d’une armée, on a coutume d’étudier : la perte de confiance en la victoire ; puis la surprise, résultant d’une brutale manifestation de la volonté ennemie, et entraînant la stupeur et le découragement ; puis la panique, survenant à la suite d’un incident quelconque de la bataille ; enfin, la déroute ou la capitulation. Ces phases de l’effondrement moral, on les retrouve dans l’histoire en raccourci de l’opinion allemande au cours de 1918« .

Il convient d’établir un parallèle entre la situation actuelle de l’Ukraine et celle de l’Allemagne en 1918. Au début de l’année 1918, après l’effondrement du front oriental et le traité de Brest-Litovsk, la Triple Alliance a pu concentrer toutes ses forces sur le front occidental pour remporter une victoire décisive face aux Français et aux Britanniques, ce qui a suscité de très grands espoirs dans l’opinion publique. Une déclaration publique du maréchal Hindenburg[4] illustre bien cet optimisme et la rhétorique employée rappelle beaucoup les analyses des médias occidentaux et ukrainiens au début de l’année 2023, lorsque deux opérations réussies dans les oblasts de Kharkiv et de Kherson avaient amené les Ukrainiens à considérer la victoire comme inévitable.

L’échec de l’offensive du printemps 1918, qui n’a pas permis de remporter une victoire décisive, a conduit l’opinion allemande à douter, et les querelles politiques ont remplacé le consensus patriotique et belliciste qui existait juste avant. Cela rappelle beaucoup le « retour du politique« [5] observé en Ukraine qui a, entre autres, conduit à l’enlisement de la loi de mobilisation au parlement pendant quatre mois[6], ainsi qu’aux tensions qui ont conduit à la destitution de Valery Zaloujny. Toutefois, c’est lors de la dernière étape que les deux situations divergent. Alors que l’offensive réussie des Cent Jours par les forces de l’Entente a brisé le moral des Allemands et a conduit à l’effondrement du front et à l’armistice, les opérations offensives actuelles de la Russie n’ont pas encore donné de résultats significatifs.

b/ Perception de l’institution militaire et des soldats

Les sondages montrent de manière constante que l’armée est l’institution la plus populaire du pays. Un sondage réalisé par l’IRI[7] en février 2024 montre que 77 % de la population approuve fortement (suite : aa) et 19 % approuve modérément (suite : a) les activités de l’armée. Cependant, celles du ministre de la Défense ne sont approuvées (a + aa) que par 34 % de la population, contre 79 % en avril 2022 et 62 % en février 2023. Les activités des commissariats militaires, qui sont chargés de la mobilisation, ne sont approuvées que par 32% des sondés, tandis que 52% les désapprouvent.

Les discussions du quotidien en Ukraine permettent d’entendre de nombreuses histoires personnelles illustrant les dysfonctionnements de l’institution : des recrues envoyées en première ligne sans préparation, des familles qui ne parviennent pas à obtenir une compensation financière pour leurs soldats décédés en raison de problèmes bureaucratiques ou parce que l’armée les garde délibérément sous le statut de disparus au combat (ou même de déserteurs ou d’absents sans permission), des soldats doivent corrompre leur supérieur pour prendre leur permission, des blessés doivent soudoyer le médecin du commissariat militaire pour être réformés. En outre, médias et observateurs mentionnent souvent le nombre important de déserteurs, de refus d’obéir ou d’absences sans autorisation[8].

Les allégations de corruption au sein des commissariats étaient si graves que le président Zelensky a limogé tous les chefs des bureaux régionaux des commissariats[9] en août 2023. Les médias rapportent souvent des cas de recruteurs militaires détenant illégalement des hommes pour les emmener dans des véhicules[10], quand les cas d’attaques physiques contre des recruteurs par des civils seraient devenus plus fréquents[11]. De nombreux Ukrainiens regrettent l’injustice de la mobilisation car l’élite politique et économique peut généralement trouver des moyens d’éviter la mobilisation ou même de quitter le pays. Lorsqu’on leur demande pourquoi de nombreux hommes refusent d’être mobilisés, les Ukrainiens citent l’injustice du système en deuxième position, après la peur d’être tué, blessé ou capturé[12]. Cette situation paradoxale montre que si les Ukrainiens continuent de soutenir massivement leur armée et la défense du pays, ils se méfient fortement du fonctionnement de l’institution militaire.

Outre cette méfiance, la perception des hommes en uniforme à l’arrière n’est pas aussi positive qu’on pourrait le penser. Comme les agents des commissariats militaires portent le treillis standard de l’armée, les hommes mobilisables ont tendance à associer les hommes en uniforme au danger d’être enrôlés de force et essaient de les éviter. Des femmes expriment souvent une mauvaise image des soldats, qui seraient souvent en état d’ébriété pendant leurs permissions et qui auraient des comportements parfois agressifs. Il n’est pas rare de voir des femmes écrire ouvertement sur leurs profils de sites de rencontre qu’elles ne souhaitent pas rencontrer de militaires. Cela se justifie généralement par la crainte de côtoyer une personne souffrant de traumatismes mentaux subis au combat, ainsi que par la difficulté d’être constamment inquiet pour un partenaire qui serait au front.

Par ailleurs, la corruption et le népotisme généralisés offrent aux personnes disposant de ressources financières et/ou de bons réseaux de nombreuses possibilités de ne pas être mobilisées ou même de quitter le pays[13]. Par conséquent, certains perçoivent les mobilisés comme des « losers » qui n’avaient ni le capital social permettant d’éviter la mobilisation, ni la créativité nécessaire pour profiter des failles du système. Enfin, la mobilisation est parfois présentée comme une sanction pour certains comportements[14] ou utilisée de manière menaçante par des représentants étatiques comme une punition potentielle pour des déclarations qu’ils n’apprécient pas[15]. Cette perception générale de l’institution et de la mobilisation joue certainement un rôle important dans le refus de nombreux Ukrainiens de partir au front. Au cours des dernières semaines, une tendance est apparue sur les médias sociaux : des Ukrainiens revendiquent ouvertement d’être des réfractaires[16], par leur refus de combattre ou leur fuite réussie du pays. Cette tendance est devenue suffisamment populaire pour que les services de renseignement militaire ukrainiens y réagissent sur leurs réseaux sociaux[17], affirmant qu’elle est le résultat d’une opération russe de guerre psychologique.

c/ Perte de confiance dans les institutions et montée du pessimisme

Alors que l’invasion de 2022 a déclenché un « effet drapeau », la confiance dans les institutions étatiques n’a cessé de diminuer depuis. Selon les sondages de l’IRI, le taux d’approbation du président Zelensky est passé de 94 % (74 % aa, 20 % a) en avril 2022 à 63 % (22 % aa, 41 % a) en février 2024. La confiance dans la police est passée de 87% (62% aa, 25% a) à 55% (16% aa, 39% a). Des tendances similaires peuvent être observées pour le Cabinet des ministres, qui passe de 70 % (32 % aa, 38 % a) à 35 % (6 % aa, 29 % a), et pour les autorités locales, qui passent de 84 % (51 % aa, 33 % a) à 47 % (14 % aa, 33 % a). L’institution qui suscite le plus de méfiance est le Parlement, qui passe de 64% (23% aa, 41% a) à 19% (3% aa, 16%), contre 77% de désapprobation.

À la question « quelles sont les plus grandes menaces pour le développement de l’Ukraine ?« , les Ukrainiens ont cité le plus souvent la corruption des institutions de l’État (51 %), l’agression militaire de la Russie n’arrivant qu’en deuxième position (46 %). Un sondage réalisé par le centre Razumkov[18] en décembre 2023 montre que les agents étatiques les moins populaires sont les fonctionnaires, le Parlement, le gouvernement, les tribunaux et les partis politiques. Une étude Info Sapiens (commandée par l’État ukrainien) sur la corruption montre que 61,2 % des Ukrainiens estiment qu’en 2023, la corruption s’est aggravée par rapport à 2022. Les sondages d’opinion montrent une augmentation significative du pessimisme au sein de la population ukrainienne, bien qu’elle soit moins importante que la perte de confiance dans les institutions. Selon les sondages du centre Razumkov[19], entre mars 2023 et janvier 2024, le nombre de personnes pensant que l’Ukraine va dans la bonne direction est passé d’environ 60,6 % à 40,6 %, tandis que le nombre de personnes pensant que leur pays va dans la mauvaise direction est passé de 21 % à 38 %.

D’autre part, une écrasante majorité d’Ukrainiens déclare croire en la victoire : en janvier 2024, 84,8 % des Ukrainiens croyaient en la victoire, contre 93,2 % en mars 2023. Ceux qui croient en la victoire conservent des objectifs maximalistes : 38,1 % la voient dans un rétablissement des frontières d’avant 2014, 27,3 % dans une défaite de l’armée russe et un soulèvement ou un effondrement de l’État en Russie.

En conclusion

Pour résumer, la population ukrainienne est de plus en plus inquiète, mais pas désespérée. La méfiance accrue à l’égard du gouvernement pousse les gens à le contourner dans leurs efforts pour contribuer à l’effort de guerre, par volontariat et la collecte de dons à des brigades concrètes pour l’achat d’équipements. Beaucoup refusent de mettre leur vie dans les mains d’une institution perçue comme dysfonctionnelle, et il n’est pas rare de voir certains hommes exprimer des opinions irrédentistes tout en prenant des mesures radicales pour ne pas être mobilisés. Si la société considère ses soldats comme des héros, nombreux sont ceux qui préfèrent garder une certaine distance avec eux. Les gains territoriaux que la Russie réalisera au cours des prochains mois continueront à détériorer le fragile moral du pays, il est cependant difficile d’appréhender à quel degré.

Quant à l’armée elle-même, nous avons pu observer que des soldats ukrainiens transmettent assez souvent de manière anonyme des points de vue pessimistes aux médias occidentaux[20]. En avril, un scandale a éclaté en Ukraine sur une épidémie de ludomanie qui touche massivement les soldats ukrainiens, à tel point que le président Zelensky a réagi par un décret[21] interdisant l’usage des casinos en ligne aux militaires. Ces éléments suggèrent que le moral dans les forces armées est fragile, mais seule une étude de terrain approfondie pourrait permettre d’évaluer sérieusement ce facteur.

R.

Crédit photo : manhhai on Visualhunt

[1] https://www.jstor.org/stable/44641558?seq=5

[2] https://www.washingtonpost.com/world/2021/08/15/afghanistan-military-collapse-taliban/

[3] “One might say that the physical [factors] seem little more than the wooden hilt, while the moral factors are the precious metal, the real weapon, the finely-honed blade”. Plus tôt, il écrit que “[…] the moral elements are among the most important in war. They constitute the spirit that permeates war as a whole, and at an early stage they establish a close affinity with the will that moves and leads the whole mass of force, practically merging with it, since the will is itself a moral quantity. Unfortunately they will not yield to academic wisdom. They cannot be classified or counted. They have to be seen or felt.” On War, Carl von Clausewitz

[4] “Les Français sont, comme toujours, les plus vaillants de nos adversaires, et, s’ils ne maltraitaient point nos prisonniers, de la façon la plus inhumaine, il faudrait leur  rendre un plein hommage. Mais leurs pertes dépassent maintenant leur capacité d’endurer. Ils sont tombés au rang d’une armée secondaire. Je ne puis même comprendre, je le dis au strict point de vue du métier, comment il est possible que leur commandement ait osé imposer de si terribles pertes à ses troupes, pour des résultats insignifiants…”

[5] https://www.economist.com/europe/2023/11/28/russia-is-poised-to-take-advantage-of-political-splits-in-ukraine

[6] https://www.bbc.com/russian/articles/cw4rlnjexr9o

[7] https://www.iri.org/resources/national-survey-of-ukraine-feb-2024/

[8] https://focus.ua/uk/voennye-novosti/641977-100-tisyach-zlochiniv-yurist-nazvav-kilkist-ukrajinciv-yaki-samovilno-zalishali-chastini-video

[9] https://24tv.ua/ru/zelenskij-uvolil-voenkomov-oblastnyh-tck-kakaja-sudba-zhdet-voenkomov-24-kanal_n2370566

[10] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/11/14/7428758/

[11] https://apostrophe.ua/article/society/2024-04-26/napadeniya-na-voennyih-s-ttsk-kak-prekratit-agressiyu/57779

[12] https://nv.ua/ukraine/events/mobilizaciya-v-ukraine-opros-i-dannye-o-prichinah-nezhelaniya-mobilizovatsya-v-vsu-novosti-ukrainy-50407026.html

[13] According to Eurostat, 650 000 military age men indeed managed to leave the country https://censor.net/en/news/3457631/650_thous_men_of_military_age_have_left_ukraine_for_eu_countries_since_beginning_of_fullscale_war_media

[14] As an example, for not paying for alimony : https://www.epravda.com.ua/rus/news/2024/04/19/712656/

[15] In Telegram channel Vertikal, linked to the President’s office : t.me/s/vert_i_call/15865

Dnipro mayor Borys Filatov occasionally threatens people of sending Commissariat officers to people who write bad comments on his Facebook page : https://staryiy.livejournal.com/6910899.html?

[16] En ukrainien, ухилянт

[17] https://t.me/DIUkraine/3699

[18] https://razumkov.org.ua/napriamky/sotsiologichni-doslidzhennia/otsinka-gromadianamy-sytuatsii-v-kraini-dovira-do-sotsialnykh-instytutiv-politykiv-posadovtsiv-ta-gromadskykh-diiachiv-gruden-2023r

[19] https://razumkov.org.ua/napriamky/sotsiologichni-doslidzhennia/otsinka-gromadianamy-sytuatsii-v-kraini-ta-dii-vlady-dovira-do-sotsialnykh-instytutiv-politykiv-posadovtsiv-ta-gromadskykh-diiachiv-sichen-2024r

https://razumkov.org.ua/napriamky/sotsiologichni-doslidzhennia/otsinka-gromadianamy-sytuatsii-v-kraini-ta-dii-vlady-dovira-do-sotsialnykh-instytutiv-liutyi-berezen-2023r

[20] Ukraine is heading for defeat – POLITICO

[21] https://www.epravda.com.ua/rus/news/2024/04/20/712675/