Lettres de Saragosse aux Français incertains (J Ph Immarigeon)

Il y a 215 ans, en face de Vienne de l’autre côté du Danube, au terme de la bataille d’Aspern-Essling, mourait Jean Lannes. Ce qu’on retient de cette bataille est une scène mythique, la visite de l’Empereur accouru dès qu’il le put. Napoléon a nié s’être fait remonter les bretelles, mais les scénaristes n’en brodent pas moins en s’inspirant des lettres que Lannes avait envoyées six mois plus tôt de Saragosse, dont on cite une phrase-clef : « C’est une guerre qui fait horreur ».

Source: https://www.abebooks.co.uk/Si%C3%A8ge-Prise-Saragosse-Belagerung-Saragossas-Franzosen/30788923256/bd#&gid=1&pid=1

Saragosse 2024

Qu’est-ce que le siège de Saragosse de 1809 ? C’est le premier cas de combat au milieu d’une population intriquée aux combattants et un mode opératoire qui n’a pas changé. « Il n’y avait d’autre ressource que de cheminer de maison en maison, de s’avancer à couvert contre un ennemi à couvert lui-même », explique Thiers. « Tout se dispute pied à pied, de la cave au grenier, et ce n’est que quand on a tout tué à coups de baïonnette qu’on peut se dire maître de la maison. On ne le fait qu’en perçant les murs, passer dans les rues est chose impossible », témoigna Bugeaud. « Il faut faire le siège de chaque maison, que nous sommes obligés de prendre avec la mine ou d’assaut. Ces malheureux s’y défendent avec un acharnement dont on ne peut se faire une idée. J’ai vu des femmes venir se faire tuer devant la brèche. C’est une guerre qui fait horreur », écrivait Lannes. Les femmes et les enfants de Gaza sont d’autant moins des victimes collatérales ou improbables que l’opération a été présentée dès les premiers jours comme une punition collective en réponse au massacre du 7 octobre, comme si les civils, femmes et enfants compris, étaient complices des terroristes du Hamas voire coauteurs.

On peut bien aboyer au déshonneur de la CIJ et à l’indignité de la CPI, ça s’appelle un crime de guerre. Et c’était déjà le cas du temps de Lannes. « Les lois militaires de l’Europe n’autorisent point à ôter la vie de propos délibéré aux prisonniers de guerre, ni à ceux qui demandent quartier, ni à ceux qui se rendent, moins encore aux vieillards, aux femmes, aux enfants, et en général à aucun de ceux qui ne sont ni d’un âge, ni d’une profession à porter les armes, et qui n’ont d’autre part à la guerre que de se trouver dans le pays ou dans le parti ennemi ». Voilà ce qu’avait écrit un demi-siècle plus tôt Louis de Jaucourt dans son article « Guerre » de L’Encyclopédie.

Le droit c’est ennuyeux, mais c’est le droit

Un crime de guerre est un crime de guerre, il n’y a aucune circonstance atténuante ni aucune excuse de provocation comme disent les pénalistes. Ce n’est en rien le privilège des dictatures et on ne comprend pas ce que l’élection des députés de la Knesset à la proportionnelle intégrale y change rien. La légitime défense ne l’excuse pas davantage ; c’est la distinction déjà de règle sous les Lumières entre le jus bellum ou droit à la guerre, et le jus in bello ou droit dans la guerre. Entrer dans des hôpitaux sans uniforme pour aller achever des blessés, quand bien même seraient-ils terroristes, est un crime de guerre. Ensevelir des collégiens parce qu’on a cru voir, ou même qu’il y a réellement un nid de terroristes dans leur école est un crime de guerre. Détruire un immeuble entier avec ses quarante occupants parce que s’y est réfugié un des tueurs du 7 octobre est un crime de guerre.

Que répondre à ceux qui justifient ces violations par l’attitude des barbares qui autoriserait à se comporter comme eux, sinon ce qu’écrivaient déjà Montaigne et La Bruyère : « nous pouvons bien les appeler barbares par rapport aux règles de la raison, mais non par rapport à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie, et nous n’aimerions pas être traités ainsi de ceux que nous appelons barbares ».

Confisquer sa « victoire » au Hamas

Même si Israël ne commettait pas cette faute qu’est l’invasion de Gaza, il était clair dès le 7 octobre que la question palestinienne allait revenir et que l’Etat palestinien redevenait inéluctable. Mais le Hamas ne se bat pas pour la Palestine, il se bat pour détruire Israël et c’est suffisant pour le qualifier de terroriste. C’est le sens du slogan From the River to the Sea et des cartes qui gomment la frontière issue de la guerre de 1948 pour ne représenter que la Palestine mandataire, prétendant que s’il n’y a pas de frontière dessinée c’est parce qu’elle n’est pas fixée. Rien de plus faux : la frontière qui sépare Israël de la Cisjordanie et de Gaza a été établie de 1949 à la guerre de 1967 et est internationalement reconnue, ses relevés sont cartographiés.

Reconnaître la Palestine dans ces frontières c’est signifier au Hamas qu’il a sans doute remporté une bataille le 7 octobre 2023 en remettant au premier plan un sujet glissé sous le tapis comme prix à payer des Accords d’Abraham, mais perdu sa guerre d’éradication de « l’entité sioniste », puisqu’il ne veut pas de cet Etat palestinien dont la reconnaissance abolira sa légitimité victimaire et résistantialiste. Le reste est l’affaire des Gardiens d’Israël, et personne n’ira protester lorsque les derniers islamistes seront retrouvés pendus au rideau de douche de leur hôtel londonien ou noyés dans leur piscine qatari.

Reconnaître la Palestine dans ces frontières est aussi faire échec au discours qui prétend que le vote de partage serait caduc et que les territoires occupés seraient une res nullius, une chose sans maître dont on peut user à sa guise et se l’approprier. Ce serait décider du droit des nations comme entre particuliers d’un droit civil pour une gouttière, écrivait Cicéron dans une formule reprise par Montesquieu dans L’Esprit des lois et Jaucourt dans l’article « Traite des nègres ». Tout ceci n’est qu’un emplâtre pour gagner du temps, tant il est évident qu’Israël ne rendra jamais les territoires, finira par les annexer et déporter les Palestiniens de l’autre côté du Jourdain et dans le Sinaï.

S’extraire du piège israélien

Les données sont pourtant simples : la Palestine est cet Etat dont le principe a été voté par les Nations Unies en 1947, qui correspond aux territoires connus sous les noms de Cisjordanie et de Gaza envahis en 1967 et d’où les forces d’occupation doivent se retirer après avoir rapatrié les colons. La formule « la paix contre les territoires », la volonté de conditionner le droit à une protestation d’amour, cette liberté conditionnelle qu’on n’a jamais imposé aux autres nations ne veut strictement rien dire, surtout lorsqu’elle sert de justification aux exigences israéliennes qui ont fait capoter toutes les négociations à ce jour, de conserver pour une durée indéterminée la main sur la sécurité de toute la région. Un Etat souverain doit contrôler ses ressources, sa monnaie, sa justice, assurer sa police et même pouvoir faire la guerre quitte à en assumer les conséquences, faute de quoi il n’est pas. On ne voit pas pourquoi la Palestine constituerait une catégorie sui generis.

Ce n’est donc pas la paix contre les territoires, mais les territoires d’abord et la paix ensuite. Ah mais, et la sécurité d’Israël, qu’en faites-vous ? Soyons sérieux : sauf le premier mois suivant sa proclamation, l’Etat hébreu a toujours bénéficié d’une écrasante supériorité sur ses voisins arabes. Le prolégomène obligé de tous nos politiques qui protestent de leur attachement à sa sécurité n’a aucun sens, et les politiques israéliens s’amusent de nos obligeances un rien condescendantes. Et si demain l’Etat palestinien veut jouer à l’imbécile avec son nucléarisé voisin, ses 350 avions de combat et son millier de chars, il en supportera les conséquences, le droit à la légitime défense et à la riposte n’a jamais été contesté à Israël.

Il en est de même de la question des frontières, les prétendre non fixées fait le jeu des ultra-religieux comme des antisionistes, de ceux qui prétendent à un privilège biblique comme de ceux qui dénoncent une occupation coloniale de 75 ans. Aussi lorsque tel député français propose que la dispute des frontières soit renvoyée à plus tard, on se dit qu’il n’y a pas que chez les marins d’Audiard que le besoin de faire des phrases est curieux.

Qu’il semble d’un autre temps le discours de la Saint-Valentin 2003 au Conseil de sécurité, quelques semaines avant l’invasion de l’Irak ! Et pourtant… « Nous, Français par grâce de nature, écrivait Alain, avons juré avant naissance de ne jamais priver ce pays-là d’aucune de nos pensées libres ni d’aucun des ornements qu’y met notre humeur, ni de notre prudence que vous appelez imprudence et qui est cette assurance de soi qui permet aux autres d’être différents. Mais j’avoue que cette liberté ne s’apprend pas en vingt leçons ». Jean Lannes, dans son caveau du Panthéon, doit se sentir bien seul.

Jean-Philippe Immarigeon

4 thoughts on “Lettres de Saragosse aux Français incertains (J Ph Immarigeon)

  1. « Et si demain l’Etat palestinien veut jouer à l’imbécile avec son nucléarisé voisin, ses 350 avions de combat et son millier de chars, il en supportera les conséquences, le droit à la légitime défense et à la riposte n’a jamais été contesté à Israël. »
    En remplaçant « demain » par « aujourd’hui » on a la situation actuelle. Pourquoi vouloir changer ce qu’on a déjà?
    Dans les faits, le conflit est religieux et insoluble: l’État d’Israël est un furoncle sur le visage de l’Oumma, et doit être détruit quoiqu’il arrive. La situation actuelle n’est que la répétition décennale (bien que cette fois particulièrement violente) d’une révolte fondamentale.

    1. C’est un peu beaucoup passéiste, et très Sciences Po, votre point de vue : les Portugais sont gais et les Espagnols sont gnols et on n’y peut rien et le monde est global et comme ça de toute éternité. C’est presque du BHL : la foi, Moïse et le monothéïsme, même que tout ça nous dépasse, la loi reste celle de la nature et surtout, surtout, pas de politique. Mais mon propos est tout autre. Nous sommes dans un logiciel issu des Lumières donc il faut faire un petit effort comme on l’a fait en Europe naguère – on est en train de régresser, c’est vrai, et c’est cocasse de faire la leçon aux Palestiniens et aux Israéliens quand on se rechamaille pour l’Ukraine – et la première étape c’est de savoir de quoi on parle. Ceux qui invoquent l’impossibilité d’appliquer le droit puisqu’il n’y a pas d’entité doivent être pris au mot, et la première chose à faire, avant toute autre et faute de quoi rien ne pourra avancer, c’est l’Etat palestinien. Et ensuite on verra, mais on aura déjà fait les trois-quarts du chemin.

      1. J’aime bien le « ensuite on verra » qui semble vouloir s’abstraire de certaines réalités.

        Je vous rappelle que les deux parties (la partie palestinienne étant de plus elle-même divisée) s’accordent précisément sur ce point qui est le refus de votre proposition.
        Il s’agit bien de « politique » et elle est celle de l’État d’Israël et des entités palestiniennes pour s’opposer à leurs ennemis mortels respectifs.
        Certaines paix sont simplement l’arrêt de l’usage des armes et il n’y a de paix « selon les luimières  » qu’avec une gouvernance mondialisée que nous nous ridiculisons à faire semblant de prétendre exercer.

        1. Bonjour. Je ne comprends pas votre objection sur mon « on verra ». Et je ne vois pas en quoi l’avis des Israéliens ou des Palestiniens peut objecter à la reconnaissance par la France et d’autres, d’un état palestinien. A moins que, malgré mes développements des lors sans confitures, vous confondiez encore application de la résolution de 1947 et des suivantes avec signature de la paix, ce qui serait retomber dans le piège « paix contre territoire ». Je maintiens fonc mon « État palestinien d’abord et on poursuit ensuite, cahin caha, vers la résolution du conflit entre deux etats souverains ».

Laisser un commentaire