Grande stratégie en panne (LV 244) (gratuit)

La grande stratégie reste une discipline exigeante, associant le diagnostic et la décision, la pensée et l’action. Depuis  ses débuts La Vigie en parcourt inlassablement la méthode. Constatons aujourd’hui son affaiblissement structurel, conséquence aussi de la dégradation du débat politique. Or, d’autres pays réussissent à conduire des grandes stratégies. À s’en remettre au  cours des événements, nous rencontrerons le tragique. Alors peut-être renaîtra la grande stratégie.

Cabinet de synthèse stratégique, La Vigie s’est intéressée depuis ses débuts à la partie haute de la stratégie qui se tient au-dessus des stratégies de milieu d’action (terre, mer, air, espace, cyber) ou de secteur (militaire, économique, politico diplomatique).

Définition et catégories

Comment définir une « grande stratégie » ? Il s’agit de l’effort fait par un État, évaluant les rapports de force d’un environnement adverse, pour définir ses objectifs de long terme et arrêter les voies et moyens pour les atteindre. Comme toujours en stratégie, il articule analyse et conduite, pensée et action, deux activités connexes qui doivent se combiner sans cesse, dans une dynamique exigeante menée par des acteurs différents. Le stratège qui mène la conduite doit écouter le stratégiste qui traite de l’analyse, celui-ci remettant sans cesse son métier sur l’ouvrage au vu des résultats de la conduite mais aussi d’événements contingents. La grande stratégie suppose une dialectique régulière entre le stratège et le stratégiste.

Nous avons tôt rappelé comment « produire la stratégie » (LV 34, LV 35). Son équation tient en peu de mots (LV 121) : pour la France, c’est un « mélange de défense d’intérêts, d’exercice de responsabilités, de valeurs assumées, d’atouts valorisés et de faiblesses compensées ».

Une grande stratégie suppose un diagnostic préalable : intervient ici le rôle de la géopolitique, consistant à mesurer les rapports de forces entre acteurs et à envisager les tendances et évolutions possibles. Ce diagnostic observe les tensions et conflits, qu’ils soient ouverts ou couverts, comme La Vigie l’a par exemple fait sur la guerre d’Ukraine avec ses points d’analyse. Il s’intéresse aux invariants, expériences, zones et concepts géopolitiques, aux États et aux forces infra et trans étatiques…

Le stratégiste essaye ensuite de caractériser cette stratégie. Une bonne méthode consiste à y associer une focale : prudence LV 224, corruption LV 204, peur LV 161, altérité LV 142, écologie LV 136, fiabilité LV 125, désescalade LV 89, optimisme LV 61, solitude LV 40, etc.

Or, l’analyste doit aussi observer la marche des adversités. Reprendre les difficultés fait partie de l’effort qui débusque par exemple un flottement conceptuel LV 194, une stratégie européenne déboussolée LV 189, l’inquiétude LV 174, la lassitude LV 123, l’anomie LV 112, un cercle vicieux LV 100, une apnée stratégique (ici), une stratégie perdue (dossier 10), etc.

Évidemment, le stratégiste doit détailler les stratégies sectorielles : économique (LV 200, 189, 111, 88, 51) dont l’industrie d’armement (LV 240, 209), intérieure (LV 242, LV 116, LV 160, LV 174) ou de milieu : terrestre (LV 175, LV 54, LV 45), naval (LV 79, LV 44), aérien (LV 220, LV 180) ou cyber. Nous sommes ici loin des diagnostics officiels, convenus et décevants qu’ils soient français (LV 205, 160, 81,) ou européens (LV 189, 194).

Il doit enfin proposer des lignes d’action répondant à la question « Que faire ? » : par exemple conduire le chantier stratégique LV 220, exercer le plein exercice LV 182, doter la France d’une grande stratégie LV 171, garder le bon cap LV 169, définir une autre stratégie LV 104, tirer « son épingle du jeu » LV 144, stratégie 2017 LV 60, débattre LV 43, etc.

Un malaise croissant

Pour autant, nous avons très vite observé que les approches classiques sont de plus en plus en décalage avec la réalité. Très tôt (LV 123), nous relevions que « la lassitude finit par gagner le stratégiste : partout ou presque, approximations, incohérences, voltes-faces. Il devine une fatigue grandissante ou pire une indolence qui pourrait masquer un vrai déni de la discipline stratégique ». Par ailleurs, (LV 170), « la gestion indispensable d’un présent compliqué empêche les décideurs politiques de consacrer sereinement le temps nécessaire aux solutions à apporter aux défis de demain. Il est temps de réintroduire le temps long de la réflexion et de la stratégie ». Récemment, nous déplorions une véritable apnée stratégique (ici), « L’année 2024 (…) nous plonge dans une incertitude d’une ampleur rarement atteinte depuis la fin de la Guerre froide ».

Disons les choses encore plus abruptement : l’appauvrissement du débat politique entraîne l’appauvrissement concomitant du débat stratégique. Jamais le mot de stratégie n’a été plus prononcé, jamais sa méthode plus négligée. L’horizon de temps se rétrécit et ne couvre même plus une législature de cinq ans. Les décideurs ne raisonnent qu’en coups éphémères de communication, quand les échanges internationaux se réduisent à une simple diplomatie transactionnelle. Point de vision, point de mise en œuvre, juste des coups sans éclat. En panne, sans grande stratégie ni implicite, ni formulée.

Causes de la dégradation

Comment expliquer cet affaissement ? Tout d’abord par la baisse du niveau, notamment celui du « débat ». LV est souvent revenue sur ce point pour expliquer que le débat avait cédé la place à une mise en scène. Il ne s’agit plus de convaincre, seulement de « faire un coup ». La pensée ne peut plus se développer, même si les documents s’’empilent, se rallongent et se meublent de creux, que l’on pense aux Livres blancs. La communication occupe l’espace mais délaisse le fond, la pensée cède la place à l’émotion. Il n’y a de stratégie robuste fondée sur l’émotion, après trente ans d’illusion.

Si « La fin de l’histoire » de Fukushima est un livre bien plus profond que sa caricature, la fin de la Guerre Froide a suscité bien des illusions, dont celle d’une mondialisation sinon heureuse, du moins paisible. Lui a succédé un nouvel ennemi si mal défini, celui du terrorisme, apparu en 2001, réactivé dans les discours en 2015 : par facilité, les décideurs se sont donné l’illusion d’un grand projet stratégique, manipulant les outils militaires et pérorant dans les tribunes. Le Covid ou les crises intérieures (gilets jaunes, réformes des retraites, révoltes des banlieues, écolo-activisme violent, Nouvelle-Calédonie, cf. LV 242) n’ont été vues que comme des événements stratégiquement peu significatifs, tandis que la guerre d’Ukraine a fait croire que nous étions revenu à une nouvelle Guerre froide, l’enflure des mots en plus, le sérieux de l’analyse et des décisions en moins.

Mais le plus grave est ailleurs : il réside dans l’affaiblissement du niveau politique et éthique des intervenants de premier rang : trop d’entre eux ont cédé à la petite phrase caricaturale, antichambre d’une « trumpisation » tant dénoncée par ailleurs. Combien ont pris le temps de lire, d’écrire, de penser ? Ce qui était la norme est devenu l’exception rarissime.

Nous avons pointé dès 2018 le retour de la raison politique (LV 88). Nous écrivions que « les peuples se raidissent face à cette mondialisation qui dissout les vieux systèmes ». « Nous voici probablement en train de vivre un vrai tournant, celui du retour de la raison politique ». Si la politique est de retour, ce que viennent de confirmer les résultats des élections européennes en France, il n’est pas sûr que la raison les ait accompagnés. Car il faut ici rappeler le lien profond entre la grande stratégie et la grande politique. Nous ne voyons ni l’une ni l’autre.

Ailleurs, des grandes stratégies

Observons qu’ailleurs, des grandes stratégies persistent. Elles peuvent ne pas nous plaire ou user de méthodes que nous réprouvons. Mais elles sont à l’œuvre.

La Russie a ainsi décidé, par tous les moyens y compris l’invasion d’une partie de l’Ukraine, de préserver ce qu’elle appelle un espace de sécurité à ses frontières immédiates. La Chine poursuit un double mouvement, celui géopolitique de contrôler les mers de Chine et celui géoéconomique d’organiser de multiples relais à travers le monde pour alimenter son projet marchand. Le seul consensus intérieur résiduel aux États-Unis demeure de désigner la Chine comme l’adversaire systémique (le challenger) qui menace le leadership américain. Cette posture prévaut sur tous les autres engagements (au Proche-Orient ou en Europe). Tout est subordonné à ce défi.

Des pays moyens avec des ressources limitées peuvent également conduire des grandes stratégies. Ainsi la Turquie qui agit sur son environnement pour élargir son influence, que ce soit dans le Caucase (appui à l’Azerbaïdjan), en Syrie, (contrôle d’une partie du territoire) ou en mer Noire (double jeu dans le conflit ukrainien avec l’aide de la convention de Montreux de 1936). Le Maroc avec de faibles ressources (hors phosphate) mène une stratégie de croissance économique et d’influence africaine.

Ce défaut criant de grande stratégie française est partagé par nos voisins. Aucun pays du continent ne dispose d’une grande stratégie convaincante et durable. Ne parlons même pas de l’Union alors pourtant qu’elle apparut, pour beaucoup, comme la grande stratégie partagée. Mettre en commun nos forces paraissait « une bonne stratégie ». Convenons que si cette conjonction a donné des résultats durables, notamment en termes de prospérité, le bilan est beaucoup moins convaincant en termes de puissance. Trop de facteurs extérieurs jouent pour que l’approche vertueuse de l’Union européenne produise, aujourd’hui les résultats qu’on en attendait.

Est-ce inéluctable ?

Le lecteur qui a suivi ce développement sur la panne tragique de grande stratégie se dira qu’en posant ce diagnostic, La Vigie continue encore à faire de la grande stratégie. Il interrogera dès lors les recommandations : quel objectif ? Comment l’atteindre ?

« Derrière l’émotion ambiante, le bon sens stratégique s’est altéré. Que sont les monstres froids devenus, ces États qui savent peser les risques et calculer pour choisir des stratégies adaptées à leurs intérêts ? Car l’Histoire continue, imperturbable » (LV 98 bis). Au fond, à ne pas vouloir ou savoir maîtriser son destin, nos maîtres s’en sont remis au flot des événements. Sans sombrer dans le catastrophisme (LV 225), observons qu’il faut parfois laisser revenir le tragique pour permettre le sursaut. Quoi s’autre ?

Le 18 juin suit toujours le 10 juin. Feue la grande stratégie renaîtra peut-être.

JOVPN

Pour lire l’autre article du LV 244, Méditerranée étendue, ambitions italiennes, cliquez ici

One thought on “Grande stratégie en panne (LV 244) (gratuit)

  1. On pourrait faire la remarque que ce qui inspire la « grande statégie » est d’abord le géo politique, soit la volonté monopolistique de défendre des intérêts inscrits dans ses moyens disponibles, nécessairement géographiques.

    Pour ce qui concerne la Russie, la stratégie est de redevenir un pôle de puissance souverain dans un cadre russe, ce qui suppose entre autres, la réunion géopolitique, précisément, de tout le monde russophone, tous rivages de la mer noire compris.

    Pour la France, il semblerait que pour certains cette stratégie consiste faire l’inverse, soit à diluer ou se débarrasser (Calédonie et Corse comprise, on pourrait parler de la Seine Saint Denis) de territoires inutiles afin de mieux se plonger avec délices dans une « souveraineté européenne » qui abdiquerait enfin la française, responsable de bien trop de crimes contre l’humanité.

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