Quelle place pour la France dans le projet de bouclier antimissile européen ? (E. Marcuz)

Nous sommes heureux de vous proposer ce texte d’E. Marcuz, spécialiste des systèmes stratégiques, ancien membre du Ministère des Armées. Il nous l’a envoyé il y a quelques semaines mais l’actualité politique nous a fait décaler sa parution. La période de l’été est heureuse car elle permet de revenir sur des sujets de fonds. Merci à lui. LV

Quelle place pour la France dans le projet de bouclier antimissile européen ?

Le 13 avril 2024 a signé l’avènement de la défense antimissile. Suite à l’attaque de son consulat en Syrie par Israël quelques jours plus tôt, l’Iran avait publiquement annoncé sa volonté de répondre à cet acte au titre de la légitime défense. Selon diverses sources, notamment institutionnelles états-uniennes, près de trois cent drones, missiles de croisière et missiles balistiques ont été tirés par vagues dans le but d’arriver au même moment sur leurs cibles israéliennes afin de saturer le système défensif de Tel Aviv. Malgré cela, seule une petite dizaine des vecteurs assaillants a réussi à percer le bouclier, n’occasionnant que de maigres dommages (voir LV 241).

Source : RTS

Depuis des décennies, la lutte antimissiles était vue comme vaine par de nombreux analystes du domaine, selon lesquelles un tel bouclier serait aisément saturé en cas d’attaque massive. On l’a vu, l’attaque du 13 avril, mais aussi les relatifs succès des défenses ukrainiennes face aux attaques de missiles russes, ont partiellement fait mentir ces prévisions, tout en remettant la thématique de la défense antimissile sur le devant de la scène, notamment en Europe.

Dès août 2022, l’Allemagne avait créé la surprise en lançant l’European skyshield initiative (ESSI) avec la volonté de fédérer le plus de pays européens possible pour créer un bouclier antimissiles multicouches destiné à protéger les cieux européens. Si l’initiative est louable, elle a été annoncée semble-t-il sans consultation avec les grands partenaires européens, notamment français et italiens, tout en mettant l’accent sur la rapidité d’implémentation, favorisant de facto les achats sur étagère étrangers au détriment de l’industrie européenne.

Or, la France possède une réelle expertise dans le domaine et a même sérieusement étudié la possibilité de se doter d’un tel bouclier multicouches au tournant des années 2010, malgré de nombreux débats sur l’articulation avec la dissuasion nucléaire. Si ce projet a rapidement été abandonné, notamment pour des raisons budgétaires, plusieurs briques technologiques ont été développées et seraient toujours pertinente dans le cadre d’un projet européen. Toutefois, avant de se lancer dans un tel effort, il est important d’analyser la menace à laquelle fait face notre pays pour concevoir un bouclier adapté à nos besoins et à ceux de nos alliés.

Etude de la menace

Jusqu’à récemment, l’expression défense antimissile concernait avant tout la défense contre les missiles balistiques, en témoigne l’acronyme français DAMB pour « Défense antimissile balistique ». Cependant, les exemples récents tant au Proche et Moyen-Orient qu’en Europe de l’Est montrent l’importance de prendre en compte un spectre de menace plus large. La récente neutralisation du radar d’alerte avancée russe d’Armavir vraisemblablement par un drone ukrainien en mai 2024 a montré qu’un tel capteur stratégique dédié à la détection d’attaques balistiques peut constituer une proie de choix pour un vecteur bas-coût face à auquel il est aveugle. Cette attaque illustre donc la nécessité de disposer d’un bouclier multicouches, multi-capteurs et multi-intercepteurs travaillant conjointement afin de créer un système aussi hermétique que possible.

Une fois ce constat établi, il est d’usage de distinguer deux grands cas d’utilisation d’un bouclier antimissile, le premier à l’échelle d’un théâtre, le second d’un territoire. Jusqu’à présent, les autorités françaises rechignaient à se doter d’une défense de territoire – ou stratégique – vue comme redondante voire concurrente à la sacro-sainte dissuasion nucléaire. En effet, la France dispose d’un glacis important entre ses frontières et celles de ses adversaires identifiés comme les plus probables. Ce glacis, constitué notamment du territoire de ses alliés européens, mesure au minimum 1000 km, soit la distance entre la pointe Est de l’Alsace et l’enclave russe de Kaliningrad. Le territoire français se retrouve donc à l’abri des armes balistiques dites tactiques, à l’instar des missiles aérobalistiques de types Iskander. Une attaque de drones ou de missiles de croisières devrait quant à elle survoler de nombreux pays alliés ou contourner la masse continentale européenne en longeant les côtes sur plusieurs milliers de kilomètres. Il est donc communément admis qu’une attaque de missiles (ou drones) contre le territoire français ne pourrait se faire qu’au moyen de vecteurs stratégiques et serait donc du champ de la dissuasion nucléaire. La défense antimissile de territoire n’est par conséquent pas une priorité opérationnelle immédiate pour la France.

A l’inverse, la défense antimissile de théâtre est quant à elle prioritaire pour la France, en particulier du fait du caractère expéditionnaire de son modèle d’armée. Il est ainsi vital de protéger non seulement les troupes déployées dans les pays alliés, que ce soit sur le flanc Est de l’Europe ou encore aux Emirats Arabes Unis ou à Djibouti, mais également le groupe aéronaval, voire les groupes amphibies. Les escarmouches en Mer Rouge depuis novembre 2023 ont montré que cette menace multiformes drones, missiles de croisières et missiles balistiques concerne également les navires en pleine mer.

Enfin, signalons la concrétisation tant annoncée de la menace hypersonique, avec la première utilisation au combat du missile de croisière hypersonique 3M22 Tsikron par la Russie, qui a renforcé la nécessité de prendre en compte cette menace spécifique lors de la conception des futurs systèmes de défense.

Quelles contributions françaises au bouclier antimissile européen ?

Si la défense de théâtre est la priorité opérationnelle pour les armées françaises, les enjeux diplomatiques et l’expertise des grands industriels nationaux pourraient justifier une contribution française tant sur les composantes de théâtre que stratégiques. En effet, la France est l’unique pays européen à maîtriser l’ensemble des technologies liées aux missiles offensifs de toutes catégories, allant du missile aérobalistique Hadès aux missiles balistiques à portée intercontinentale tels que le M51, en passant par le futur missile de croisière hypersonique ASN4G. Or, pour concevoir un bouclier efficace, il est primordial de comprendre la cinématique de la menace, i.e. comment le missile adverse évolue au cours de ses différentes phases de vol.

Si, comme mentionné supra, notre territoire est relativement à l’abris d’attaques de missiles adverses, tel n’est pas le cas de ceux de nos alliés frontaliers ou proches de la Russie. Or, bien que le Président de la République Emmanuel Macron ait rappelé que nos intérêts vitaux ont une composante européenne, notre dissuasion nucléaire ne couvrirait vraisemblablement que quelques cas spécifiques. Un bouclier antimissile permettrait ainsi d’empêcher ou de rehausser le coût d’une attaque sous le seuil d’engagement nucléaire, tout en augmentant la crédibilité de notre dissuasion.

Dans le cadre des travaux menés durant la décennie précédente, la France a développé de nombreuses briques expérimentales qui pourraient s’intégrer dans le projet de bouclier antimissile européen pour un coût contenu. C’est par exemple le cas du radar Très longue portée (TLP) développé par Thalès, dont un démonstrateur a été construit et testé sur le centre de la DGA d’Hourtin. Un tel capteur serait particulièrement pertinent s’il était installé sur le territoire d’un pays européen à l’Est, par exemple en Pologne ou en Suède, d’où il serait en mesure d’observer certaines menaces invisibles depuis le territoire national en raison de la courbure de la Terre. Une capacité similaire mobile est par ailleurs étudiée par l’industriel. De par ses capacités de détection lointaine et de trajectographie, un TLP « européanisé » serait un atout indéniable à une défense du territoire européen, puisqu’il pourrait être en mesure désigner les cibles aux radars de conduite de tir des unités de tir du bouclier. Il est à noter que l’ESSI allemande sous son format actuel manque cruellement d’un tel radar de détection lointaine. Il s’intégrerait également parfaitement avec le projet de satellite d’alerte avancée Odin’s Eye mené par Berlin, pour lequel la France est également en mesure d’apporter une expertise notable grâce aux données collectées par les deux satellites expérimentaux Spirale ayant volés de 2009 à 2011 dans le cadre d’un projet national.

Concernant la partie intercepteur, Paris dispose là encore de compétences quasi uniques en Europe grâce au programme Aster, mais également aux travaux sur les armes hypersoniques dans le cadre des programmes de missile de croisière ASN4G et de planeur Vmax. MBDA France et l’ONERA étudient depuis plusieurs décennies le vol dans ce domaine si singulier et complexe. Ces études seront indispensables à la conception d’un intercepteur qui sera lui-même hypersonique. MBDA œuvre déjà sur un tel projet du nom d’Aquila à forte composante européenne puisque quatorze pays sont impliqués. Or, l’ESSI ne prend actuellement pas en compte de manière crédible cette menace qui ne cessera de grandir dans les prochaines années. Aquila viendrait donc combler ce trou capacitaire à moyen terme.

Ces quelques exemples pourraient être complétés par de nombreux autres, tant les compétences des industriels nationaux sont nombreuses. Le principal frein restera le budget, déjà fortement contraint par plusieurs programmes majeurs telles que la modernisation complète des deux composantes de notre dissuasion nucléaire ou encore la construction du futur porte-avions PA-NG. Néanmoins, les événements récents ont montré que la menace représentée par les missiles ne fera probablement que croître dans les années à venir. Il serait alors risqué de se reposer uniquement sur la dissuasion nucléaire sous peine de subir des agressions sous le seuil d’engagement, comme l’ont montré les attaques du 13 avril contre Israël, malgré son statut d’Etat doté.

Etienne Marcuz

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