Bilan n° 93 du 11 Août 2024 (guerre d’Ukraine)

L’Ukraine a pris une large portion de territoire russe, ouvrant un nouveau front vers Soumy. L’objectif ne semble pas militaire mais politique. Pendant ce temps, les Russes poursuivent leur effort.

Source : Poulet volant

Déroulé des opérations militaires

Front sud : Simultanément à l’incursion plein nord à Soudja, les Ukrainiens ont lancé un ou deux raids sur la péninsule de Kinburn, à l’estuaire du Dniepr, Sans résultat sinon de rappeler leur initiative de plusieurs mois à Kinsky (prise d’une micro-tête de pont sur la rive gauche du fleuve) mais aussi de vouloir divertir les Russes de ce qui se passe ailleurs, dans le Donbass ou à Soudja.

Les Russes ont pris quelques positions au nord et à l’est de Robotyne, tout comme à Urozhaine dans le secteur central.

Front de Donetsk : Vers Vouhledar, les Russes auraient atteint la route 05-24 (à tout le moins la tiennent-ils sous leur feu) : elle ne peut plus servir de pénétrante logistique pour Vouhledar. Les combats se déroulent dans les premières maisons de Kostantynivka.

Krasnohorivka est passée sous contrôle russe.

Dans le secteur ouest d’Avdivka, les Russes ont pris la partie sud de Tymofifka ainsi que les villages de Vesele, Ivanivka, Zhelanne et Serhivka. De premiers combats ont lieu aux lisières de Hrodivka, avant-dernier village avant Pokrovsk le long de la route 0511. Pokrovsk est à moins de 15 km à vol d’oiseau.

Un peu plus au nord, les Russes ont progressé à NiuYork (élargissement à l’ouest, prise des quartiers nord) ou Toretsk (Zalijne quasiment saisie, Privichne et Droujba en partie contrôlées).

Front de Bakhmout : A Chasiv Yar, les Russes ont franchi le canal au nord (vers Kalynivka) et peut-être dans le secteur de Chasiv Yar proprement dite.

Dans le secteur de Siversk, poursuite de l’effort russe : poussée au nord de Rozdoiivka permettant d’aborder Pereizne. Ivano-Darivka ou Verkhnokamianske sont copieusement bombardés.

Front de Svatove/Koupiansk. Stabilité dans le secteur de Kremina. Au centre, les Russes abordent Stelmakhivka (source de la Zherebets) et progressent sur la crête au nord de Pischane.

Front de Kharkiv : Quelques micro-avancées russes vers Hlyboke.

Front de Soudja : Le 6 août, les Ukrainiens lancent une action cent kilomètres à l’ouest du front de Kharkiv, à hauteur de Soudja. Le 8 août, ils ont saisi 110 km², 135 le 9, 340 km² le 11 selon les calculs de @pouletvolant3. La ville de Soudja serait sous contrôle ukrainien. Des raids d’éclairage sont lancés vers le nord ou le nord-ouest. La ligne de contact passerait par Guevo, Soudja, Malaya Loknya, Tolstyi Lug, Darino.

Analyse militaire

En une semaine, les Ukrainiens ont donc pris 340 km², soit environ ce qu’ont grignoté les Russes au cours des six dernières semaines. Cette action a été rendue possible par la surprise.

Cette surprise est multiple : surprise de voir les Ukrainiens engager des troupes (valeur deux à trois brigades plus appuis) visiblement de bonne qualité alors qu’ils essuient de multiples revers sur l’ensemble du front, particulièrement vers Donetsk ; Surprise d’ouvrir un front à cent km de la dernière zone des combats, au nord de Kharkiv ; Surprise d’entrer dans le territoire russe sans aucun objectif tactique évident : Soudja n’a aucun intérêt, une centrale nucléaire est beaucoup trop au nord pour constituer une cible crédible. Ça en paraît tellement absurde que les Russes n’avaient laissé sur zone que quelques unités territoriales de conscrits, sans moyens. Or, la surprise n’apporte pas forcément l’initiative, c’est-à-dire le moyen d’obliger l’ennemi à agir selon notre volonté : nous verrons qu’ailleurs, les Russes poursuivent leur effort. Soudja ne signifie donc pas une reprise d’initiative (au sens tactique du mot) par les Ukrainiens.

Il faut mettre au crédit des Ukrainiens la discrétion de la préparation et de la montée en puissance : envoi de commandos à l’avant destinés à s’infiltrer et dépasser les premières lignes pour semer le chaos sur les arrières, permettant aux troupes plus régulières de se concentrer et de nettoyer les positions dépassées par les avant-gardes très mobiles. Des appuis (sol air, artillerie, guerre électronique) ont été apportés en nombre suffisant. Le temps que les Russes se rendent compte, on recommence le procédé plusieurs fois. Il semble qu’aujourd’hui la ligne de contact soit relativement stabilisée. L’affaire démontre une qualité ukrainienne, celle de savoir monter des opérations interarmes de niveau tactique (divisionnaire) et de jouer le mouvement et la complémentarité des troupes : bravo.

Au débit des Russes, leur négligence habituelle (des indices suggéraient la montée en puissance) et la lenteur de la réaction. Malgré tout, il semble que des unités arrivent, soit de la région de Koursk, soit éventuellement du secteur de Kharkiv.

Cela une fois dit, l’expectative demeure : pourquoi cette opération ? Tactiquement elle n’a aucun sens. Pas d’objectif militaire. L’idée de diversion (que les Russes avaient tentée et réussie à Kharkiv, puisque les Ukrainiens avaient retiré des unités du Donbass pour venir défendre Kharkiv) n’a pas vraiment de sens : les Russes disposent dans la région de réserves conséquentes (mais peu aguerries). Rappelons que pendant des mois, les Ukrainiens ont averti de la possibilité d’une action russe dans ce secteur de Soumy. Bref, cela n’a pas de sens, militairement parlant. Sauf à ce que les Ukrainiens préparent autre chose, ailleurs : pour le coup, la diversion serait réussie. Mais sous réserve de cette hypothèse, la raison de l’affaire de Soudja ne peut être que politique. Nous y reviendrons.

Que peut-il se passer ?

Soit les Russes n’acceptent pas cette incursion sur « le sol de la mère patrie ». Ils mobilisent des moyens et, à leur façon, lente et massive, ils repoussent les unités ukrainiennes, à supposer que celles-ci se soient installées dans la durée sur leurs positions. Je parle ainsi pour l’instant de ligne de contact et pas de ligne de front, qui supposerait une stabilisation.

Soit les Russes voient une opportunité : en effet, l’affaire va élargir le front des Ukrainiens, compliquer leur logistique et consommer leurs ressources dans une guerre d’usure. Les Russes prendraient alors leur temps, attirant des unités ukrainiennes dans cette affaire, unités qui seraient utiles ailleurs. Mais cette seconde hypothèse peut aussi s’articuler à la première : les Russes repoussent les Ukrainiens puis entrent dans la région de Soumy pour entretenir un abcès de fixation.

En combien de temps : au plus court deux à trois semaines, au plus long…. quelques mois. Je n’imagine pas Moscou tolérer très longtemps cette présence ukrainienne sur le sol russe.

Si l’affaire de Soudja concentre les intérêts, n’oublions pas ce qui se passe ailleurs. Les Russes ont pris 39 km² la semaine dernière, 71 km² cette semaine. La moyenne hebdomadaire de gains quotidiens se maintient à plus de 7,5 km². Autrement dit, malgré l’affaire de Soudja, les Russes ont effectué sur le front principal leur plus grande prise de position depuis des mois (hors l’affaire de Kharkiv).

Rappelons que cette guerre d’usure joue donc sur les ressources disponibles, ce qui est pour l’instant à l’avantage des Russes.

En poussant vers Pokrovsk, en maintenant la pression sur Toretsk et Chasiv Yar, ils constituent peu à peu une grande prise en tenaille de Kostantinyvka, point clef du Donbass nord. Au sud, la chute de Vouhledar ouvrira des possibilités dans le Donbass sud.

Analyse politique

La quinzaine dernière, nous disions que « le président Zelensky est dans une position difficile ». Nous parlions aussi des négociations, inéluctables désormais.

L’affaire de Soudja constitue de ce point de vue une initiative aux objectifs d’abord politiques. Tout d’abord, il s’agit de remobiliser l’opinion. A l’intérieur puisque cela fait plusieurs mois qu’il n’y a que des mauvaises nouvelles sur le front, que la mobilisation se passe mal. A l’extérieur aussi puisque les soutiens s’émoussent, nous l’avons relevé il y a quinze jours. Force est de constater que l’Ukraine suscite à nouveau l’intérêt. Notons néanmoins la discrétion extrême…. de tout le monde. Des Ukrainiens, des Russes, des Américains, des Européens. Personne ne commente. Le point est à noter.

L’autre objectif consiste à « aller porter la guerre sur le territoire de l’ennemi ». Certains estiment que cela pourrait déclencher un mouvement de remise en cause de l’autorité de V. Poutine : cette idée me semble très illusoire. D’autres que Kiev veut montrer qu’il n’y a pas de lignes rouges de la part des Russes et qu’après la fourniture d’armement, la fourniture de chars, la fourniture d’avions, Moscou ne vas pas non plus réagir à cette incursion. JD Merchet relève (ici) de ce point de vue qu’il y a peut-être le franchissement d’un tabou nucléaire. Rappelons qu’en doctrine nucléaire russe, il faut certes une « agression contre la Russie » mais aussi que celle-ci soit « de nature à remettre en question l’existence même de l’Etat ». Nous en sommes très loin, même s’il n’a pas échappé à Moscou que pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, des blindés allemands (des Marders : le symbole est fort) sont entrés en Russie en posture de combat.

Disons les choses simplement : mettre la pression chez l’ennemi, certes, mais sans espoir sérieux de faire bouger quoi que ce soit, notamment sur le terrain.

La dernière option est donc celle de la prise de gage. Que signifie-t-elle ? que dans une négociation, il y a des échanges. Je t’échange ceci contre cela. Supposons que les négociations aient déjà commencé, dans le secret de l’été, loin des regards. Nous en avons plusieurs indices depuis quelques semaines. L’échange de prisonniers russo-américains d’il y a 15 jours en est d’ailleurs un signe : voici le genre d’accord préalable à des discussions plus profondes.

S’il y a des négociations (en cours ou très proches), il est évident que la position des Russes s’améliore sans cesse, grâce aux grignotages de plus en plus conséquents sur l’ensemble du front. Dès lors, aller prendre 300 à 500 km² ailleurs, juste pour montrer à l’autre que ces conquêtes territoriales n’ont pas forcément grand sens et que si on veut, on peut trouver d’autres territoires à échanger : alors subitement, l’affaire de Soudja prend une signification et une utilité politique beaucoup plus limpides.

Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse. Il reste que l’analyste stratégique doit en permanence naviguer à deux niveaux d’interprétation, le militaire et le politique. Si on n’obtient pas de réponses au niveau militaire, il faut alors questionner le niveau politique. Celui-ci est évidemment beaucoup plus opaque et impose de formuler des hypothèses. Ce n’est qu’une hypothèse.

Bon été.

OK

 

One thought on “Bilan n° 93 du 11 Août 2024 (guerre d’Ukraine)

  1. La prise de Pokrovsk, à venir, affaiblira considérablement le dispositif ukrainien et ouvrira un territoire sans lignes de défense à l’armée russe; l’attaque massive vers Koursk pourrait bien être aussi une diversion agressive (et valeureuse) destinée à la retarder en obligeant les Russes à transférer des troupes aguerries pour défendre la Russie elle-même.

    Pour l’instant, cela ne semble pas être le cas, et la relative stagnation de l’avancée ukrainienne au bout d’une semaine semble montrer que l’affaire est déjà objectivement un échec. Les troupes d’occupation de la Russie pourraient bien être appelées rapidement à aller s’opposer à une percée russe vers le centre de l’Ukraine. Ou pas, ce sera à la gestion des perceptions kiévienne de décider…

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