Offensive de Koursk : « La meilleure défense est l’attaque. » (Clausewitz) (P Ranvier)

En complément des points de situation de la guerre d’Ukraine, un de nos correspondants nous propose cette interprétation. Merci à lui. LV

On lit régulièrement des commentaires « pro-russes » indiquant que l’opération de Koursk est suicidaire, dans la mesure où elle ne permet que de prendre des terrains sans valeur stratégique, alors que les moyens nécessaires pour cette offensive manquent cruellement ailleurs sur le front. On lit également, de la part de pro-ukrainiens, qu’il s’agit d’une victoire considérable pour l’Ukraine, puisque des superficies très importantes ont été conquises en quelques jours, des centaines de prisonniers capturés et que la Russie a donc été complètement humiliée par cette défaite. On lit également qu’un chaudron serait en préparation, qui permettrait de capturer un grand nombre de soldats russes tout en doublant le terrain conquis (je reviendrai sur ce point à la fin).

Ces deux observations ne sont pas contradictoires et relèvent de registres différents :

  • Dans une vision « opérative » (strictement militaire), celle des pro-russes, l’Ukraine troque un terrain difficile à conquérir et fortement valorisé (fortifications), contre un terrain inutile et difficile à tenir, si bien qu’on peut difficilement parler de gain ukrainien.
  • Dans une vision « politique » (géopolitique, aspects civilo-militaires…), L’Ukraine met à nu une fragilité russe, avec l’incapacité de l’armée russe à défendre son territoire, en même temps qu’elle montre qu’une victoire est possible, ce qui est de nature à remobiliser les soutiens de l’Ukraine, tant en interne qu’à l’étranger.

Je vais tenter, ci dessous, de remonter à une vision stratégique, du moins telle que je la vois. C’est à dire l’effet de cette opération sur la fin de la guerre (autrement dit : qui aura les moyens d’imposer à l’autre sa vision de la fin de la guerre). Dans une guerre comme celle-ci, celui qui perd est celui qui demande grâce le premier. Toute la question est de savoir qui abandonnera le premier et à cause de quoi.

Du point de vue ukrainien, les principaux risques de nature à les obliger à demander grâce, à un moment ou à un autre, sont :

  1. le risque de manquer de soldats,
  2. le risque de perdre le soutien occidental,
  3. le risque politique, avec une perte de confiance dans l’issue de la guerre par la population, qui se révolterait contre le régime au pouvoir, en l’accusant de laisser tuer des soldats pour un conflit perdu d’avance,
  4. idem, en raison d’une potentielle démoralisation de la population suite aux conséquences des bombardements (coupures d’électricité, etc.)
  5. la conquête militaire du territoire ukrainien.

Du point de vue russe, avant cette opération, il n’y avait que :

  1. le risque de manquer de soldats (plus faible que pour les Ukrainiens, du moins semble-t-il),
  2. le risque d’une perte de soutien populaire au conflit,
  3. le risque de perte de crédit du gouvernement, et donc d’instabilité politique.

Afin d’analyser l’opération de Koursk d’un point de vue stratégique, il me semble qu’il faut regarder quels sont ses effets sur ces différents points. Ceci étant posé, voici quelle est mon analyse de la situation, telle qu’elle était avant le début de l’offensive de Koursk:

Dans le Donbass, zone qui facilite la défense et qui avait été fortement fortifiée, les Russes avancent depuis huit mois, très lentement, mais de manière plus ou moins continue, par une tactique de pilonnage et petits bonds (principe: avancer lentement, mais sûrement). La supériorité de l’aviation et l’artillerie russe permet de passer l’AFU sous ce rouleau compresseur, qui la détruit progressivement, tout en lui faisant perdre du terrain.

Le point fort de l’armée ukrainienne, que ce soit via les armements OTAN fournis ou via la culture « cosaque », réside dans la capacité à mener une guerre de mouvement rapide, en tapant dur, se déplaçant, etc. Mais le terrain du Donbass n’est pas adapté pour cela. Toute cette compétence se retrouve complètement inopérante face au rouleau compresseur russe (à priori, les seules armes efficaces sont la contre batterie et la défense aérienne).

A force de mener cette stratégie d’attrition en avançant, l’avancée des troupes russes se faisait de plus en plus rapide, avec des points très stratégiques menacé à horizon de quelques mois, notamment Pokrovsk, dont les fortifications les plus solides avaient déjà été prises, et qui menaçait de tomber à moyen terme.

Par rapport aux 5 risques identifiés plus tôt du côté ukrainien, 4 d’entre eux étaient directement affectés par cette situation :

  • – manque de soldats (hécatombe due aux bombardements),
  • – perte de soutien occidental (en raison d’échecs s’accumulant),
  • – perte de confiance de la population (idem),
  • – conquête militaire du territoire ukrainien.

Et, d’un point de vue tactique, l’Ukraine n’avait pas les moyens de faire quoi que ce soit pour s’opposer à ce rouleau compresseur. Inéluctablement, on s’orientait donc, lentement vers sûrement, vers un écrasement de l’Ukraine et une défaite en raison de l’une de ces quatre raisons. Les stratèges ukrainiens, comprenant cela, n’ont d’autre solution que de chercher à retourner la table et à changer la manière de faire la guerre, puisque celle ci n’est plus à leur avantage.

C’était, à mon sens, la motivation principale de l’offensive vers Koursk. Et je persiste à penser que c’était un choix intelligent :

  • – Cela permet de valoriser les compétences de l’armée ukrainienne en mettant localement en difficulté l’armée russe : quitte à affronter un adversaire, mieux vaut le faire sur un terrain sur lequel on est en mesure d’exploiter le plein potentiel de ses troupes et matériels,
  • – Cela permet de bénéficier d’une victoire venant contrebalancer les défaites accumulées (pour les opinions publiques ukrainiennes ou occidentales),
  • – Cela permet d’obliger la Russie à redéployer ses troupes et donc, potentiellement à retarder de plusieurs mois ses avancées en territoire ukrainien, laissant du temps pour renforcer les fortifications,
  • – Cela peut potentiellement déboucher sur une instabilité politique en Russie, qui est -in fine- le meilleur moyen de pouvoir remporter une victoire,
  • – Cela peut, en cas d’encerclement, permettre de faire beaucoup de prisonniers russes, qui peuvent servir de monnaie d’échange,
  • – Cela peut permettre des conquêtes d’opportunité et particulièrement la centrale nucléaire de Koursk, qui serait un atout maitre dans le jeu ukrainien.

Cette offensive vise donc, dans un premier temps, à casser brutalement et par surprise le front russe, puis à infiltrer des unités de reconnaissance offensive déstabilisant l’ennemi, soit un type de combat très différent de ce qui se rencontre dans le Donbass. Où l’artillerie et les soutiens aériens ont du mal à jouer, faute de pouvoir bien identifier sur qui taper (certains sources évoquent d’ailleurs des colonnes russes bombardées par erreur par l’aviation russe). Selon ce qu’on peut en comprendre, plusieurs objectifs ont sans doute été assignés, mais il s’agit d’objectifs d’opportunité, à adapter en fonction de la situation du terrain. En bref, une parfaite application de la règle de Sun Tzu : « L’armée doit être comme l’eau. L’eau contourne les hauteurs et se précipite vers le bas ; de même, l’armée évite les forces et frappe les faiblesses. »

Cette offensive permettait potentiellement de renforcer les forces ukrainiennes évoquées ci dessous, tout en renforçant les difficultés russes (sans même parler de l’éventuelle prise de la centrale nucléaire) :

  • – renforcement du soutien occidental, comme de l’opinion publique ukrainienne, grâce à une victoire symboliquement très importante,
  • – coup d’arrêt mis à la conquête militaire du territoire ukrainien, en raison du redéploiement des forces russes, permettant par la même de renforcer les fortifications en vue d’une reprise des combats après l’automne,
  • – capture de prisonniers du contingent russe, pouvant conduire à une perte considérable de popularité de l’opération en Russie,
  • – perte de crédit de Poutine pouvant -sait-on jamais- menacer son régime.

Naturellement, ce choix était également un choix risqué car, pour le faire, il a fallu envoyer du matériel et des unités de forte valeur combative en dehors des points chauds du front. Le risque étant de ne pas obtenir d’avantage significatif et que la Russie ne redéploie pas ou très peu ses troupes et poursuive son action dans le Donbass.

Malheureusement pour l’Ukraine, il apparaît que c’est plutôt cela qui se passe.

Il n’en demeure pas moins que :

  • – les avantages en matière politique et de stabilité politique interne de l’Ukraine sont acquis, ce qui compte tout de même au niveau stratégique,
  • – compte tenu de la mauvaise pente sur laquelle était l’armée ukrainienne, il était normal et pertinent, de tenter un « coup » risqué, mais de nature à pouvoir changer la donne.

En résumé : « Je ne dirais pas que c’est un échec : ça n’a pas marché » (pour l’instant)

Certains disent que cette offensive conduire à accélérer la défaite ukrainienne. Ça n’est pas impossible : quand on tente un coup de poker et qu’on le rate, cela ne fait pas du bien. Mais ça n’est pas certain. Personne ne peut savoir si c’est le côté « opératif » ou « géopolitique » qui risquait de flancher le premier. Et personne ne sait non plus dans quelle mesure la Russie a été affectée négativement, d’un point de vue politique.

Quoi qu’il en soit :

  1. Au moment où cette opération a été décidée, il était raisonnable d’espérer obtenir un revirement de l’orientation de la guerre, à la faveur des Ukrainiens tant du point de vue opératif que géopolitique,
  2. Quand on est acculé, il est normal et rationnel d’accepter une forte prise de risque (« Il faut parfois courir de grands risques pour réussir de grands coups. » — Plutarque),
  3. Même si cela accélérait la défaite dans le Donbass… plus tôt ou plus tard, à la rigueur, peu importe le résultat final, donc il n’y a pas de vraie perte pour l’Ukraine…

Point particulier : Je reviens sur le « chaudron » en formation à l’Ouest de la tête de pont.

Une zone d’environ 40km de large sur 12 km de profondeur, en territoire russe, ne se trouve actuellement reliée au reste du territoire russe qu’en franchissant une rivière, sur laquelle se trouvent 3 ponts. De manière très schématique, sur la carte , l’avancée ukrainienne est représentée en rouge et la zone concernée dans le rectangle bleu.

Ces trois ponts ont été ciblés (et semble-t-il détruits) par l’armée ukrainienne, rendant le ravitaillement de cette zone difficile. Ce qui fait dire à certains que cette zone sera inévitablement, à moyen terme, conquise par l’armée ukrainienne, avec des soldats russes qui y seront piégés, faute de pouvoir se replier une fois les ponts détruits.

Faute d’informations sur ce qui se passe dans cette zone, je suis limité à des hypothèses et conjectures sur ce que seraient les stratégies « logiques » des deux protagonistes.

Cette zone étant dépourvue de toute importance stratégique, si j’étais stratège russe, je verrais facilement le piège du « chaudron » et évacuerais le gros de troupes de cette zone, ne laissant que des mines, pièges, quelques troupes légères de harcèlement… avec de l’artillerie et des lanceurs de mines de l’autre côté de la rivière. Afin non pas de m’opposer à cette conquête par l’Ukraine, mais de la rendre la plus chère possible.

Si on suppose que les Russes ont agi intelligemment et fait précisément cela… L’attitude intelligente à tenir de la part des Ukrainiens est précisément de ne pas foncer tête baissée dans le piège qui leur est tendu et de ne pas chercher à prendre cette bande de terrain.
Pour l’instant, depuis deux semaines, cette bande de terrain, sur laquelle tant de commentateurs occidentaux fantasment, semble rester calme, ce qui pourrait coller avec mes suppositions…

Parler de chaudron est donc sans doute nettement prématuré..
Pierre Ranvier (pseudonyme), ingénieur de l’École Centrale Paris avec plus de 15 ans d’expériences dans les infrastructures hydrauliques

One thought on “Offensive de Koursk : « La meilleure défense est l’attaque. » (Clausewitz) (P Ranvier)

  1. Il est frappant de voir qu’on continue de tenter d’analyser rationnellement les comportements dans le conflit d’une partie prenante qui n’a pas précisément de comportement rationnel. Je veux parler de la coalition otano-kiévienne dont la dernière initiative, quoiqu’on en dise, est déjà en échec complet, à l’image d’une entreprise menée depuis deux ans et demi, et que la vanité, la corruption et la bêtise continue d’alimenter sans objet, ni bénéfice.
    Quel sera le niveau de l’écrasement physique et moral d’une Ukraine réduite à néant qui fera que le camp occidental acceptera de tirer l’échelle ? Sur une folie qui ne lui aura couté que la prospérité européenne dans un premier temps (mais il est vrai qu’il s’agissait d’un objectif US, que la destruction des gazoducs a permis d’atteindre presque immédiatement) et aussi le million de morts et blessés ukrainiens qu’il a encouragé et subventionné sans en éprouver la moindre honte, pour l’instant.

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