Corruption en Ukraine (Jonathan)

Nous sommes heureux de publier cet analyse de Jonathan, journaliste indépendant qui vient de passer un an et demi en Ukraine à Kiev et à Dnipro. Il nous avait déjà transmis un article sur la scène politique kiévienne (ici) et un autre sur le moral (ici). Merci à lui de ce retour du terrain sur un sujet sensible.

Source image :  Washington Post

Comme beaucoup des autres Etats post-soviétiques, l’Ukraine reste touchée par une forte corruption : selon le classement de Transparency International, l’Ukraine est le pays le plus corrompu d’Europe, à l’exception de la Russie. Au quotidien, le soudoiement des agents de l’Etat est monnaie courante : achat de permis de conduire, pot-de-vin à l’université pour passer un examen, bouteille de cognac pour être correctement traité par un médecin à l’hôpital public. A cette “petite” corruption s’ajoute la “grande”, caractérisée par la mainmise de clans oligarchiques[1] sur des pans entiers de l’économie, y compris de secteurs stratégiques comme les médias, la métallurgie, l’énergie et le transport. Dans un rapport de 2018[2], l’Institut Ukrainien pour le futur décrit en détail la mainmise des différents clans oligarchiques dans des secteurs stratégiques tels que les médias, la métallurgie, l’énergie et le transport. L’institut recense également le nombre de députés du Parlement qui travaillent ouvertement pour chacun de ces clans. Si les grands oligarques se font bien plus discrets depuis le début de la guerre et qu’il est difficile d’estimer l’influence qu’ils conservent depuis le lancement de l’invasion russe, les pratiques de corruption inhérents à ce système restent présentes. Une étude détaillée[3] de novembre 2023 commandée par l’Agence Ukrainienne pour la Prévention de la Corruption (NACP) montre que 60% des Ukrainiens estiment que la corruption a empiré depuis 2022. L’institut conclut qu’après une nette amélioration en 2022 liée au choc de la guerre, la situation est revenue à ce qu’elle était avant-guerre.

Force est de constater que les autorités ukrainiennes font preuve jusqu’à aujourd’hui d’un grand laxisme vis-à-vis de la corruption parmi les hauts-fonctionnaires. Au début de cette année, Ukrainska Pravda a publié une enquête qui démontre que l’essentiel des affaires judiciaires de détournement d’argent public à haut niveau se terminent par un accord informel entre le procureur et l’accusé : ce dernier fait un don monétaire aux forces armées et en échange, le parquet demande une peine symbolique permettant à l’accusé de rester en liberté. L’essentiel des jugements en question sont anonymisés lors de leur publication, ce qui empêche le public d’être informé sur ces accords qu’aucune disposition légale ne prévoit. Ces arrangements pourraient cependant être légalisés après le vote en première lecture, le 18 juillet de cette année, d’un projet de loi du gouvernement limitant la peine encourue pour corruption à une amende comprise entre 5.000 et 5.000.000 euros en fonction de la gravité du délit, retirant toute réclusion criminelle. Ce projet de loi retire également le prérequis pour les accusés de dénoncer leurs complices pour obtenir une remise de peine[4]. Les détracteurs de cette loi estiment que cet assouplissement législatif est de-facto une légalisation de la corruption qui permettrait à certains oligarques et à des dizaines de députés du Parlement, actuellement accusés ou soupçonnés de corruption, d’acheter leur liberté[5].

Le 14 mai 2024, quatre jours après le lancement de l’attaque russe au nord de Kharkiv, les médias ukrainiens nous apprennent qu’une large partie des fortifications prévues n’ont pas été construites, et qu’au moins 10 millions de dollars prévus pour leur construction ont été détournés[6] via des entreprises fictives. Le même jour, les médias ukrainiens rapportent que l’ancien vice-ministre de la défense Rostislav Zamlinski, responsable de plusieurs contrats de fournitures militaires à prix gonflés dont le scandale des “oeufs à 17 hryvnia”, a été nommé ambassadeur itinérant chargé de la coopération militaro-technique au ministère des affaires étrangères[7]. Les contrats en question, concernant de la fourniture alimentaire à prix multipliés par deux à trois, ainsi que de munitions de mortier jamais livrées, ont permis de détourner au moins 150 millions d’euros d’argent public[8]. Cet exemple concret illustre le fait que même lorsque que la corruption fragilise directement la défense nationale, les coupables sont rarement sérieusement inquiétés.

La corruption touche également fortement l’armée et notamment les bureaux de recrutement, malgré le renvoi massif de leurs cadres régionaux par Zelensky en août 2023. En Avril 2023, Igor[9] nous racontait l’histoire d’un de ses anciens collègues, chauffeur dans une organisation humanitaire. Mobilisé, il est parti au front où il a subi une blessure à la jambe qui a endommagé un nerf, il aura des difficultés à marcher pour le reste de sa vie. Malgré l’avis de plusieurs médecins civils, le docteur de son bureau militaire refuse de le réformer de l’armée, à moins qu’il lui verse la somme de 10.000 dollars. Il est rare pour un Ukrainien aujourd’hui de ne pas avoir un ami ou proche sur le front, raison pour laquelle de pareilles histoires sont connues par presque tous. Anna, kiévienne patriote de 25 ans et partisane d’une lutte jusqu’au rétablissement des frontières de 1991, commence à douter de ses convictions. Rassemblant régulièrement des fonds pour les brigades de ses amis, elle nous disait être outrée par l’usage de l’argent public par les autorités municipales, qui lancent des projets dépensiers d’urbanisme avec des appels d’offres peu transparents. La mort sur le front du mari d’une de ses amies proches n’est toujours pas reconnue par l’armée, qui refuse ainsi de verser les compensations financières prévues par la loi. Si elle estime à présent qu’une solution négociée au conflit pourrait être préférable, elle prend des cours d’auto-défense, de maniement des armes et de médecine tactique : si la guerre arrive jusqu’à la capitale de l’Ukraine, elle ne partira pas. L’Ukraine est sa patrie et elle n’envisage aucunement une vie en exil.

Si le sujet a longtemps été absent des déclarations publiques, les autorités américaines sont parfaitement conscientes du problème. Le 14 mai, dans une allocution à l’Institut Polytechnique de Kiev, Anthony Blinken a déclaré que les défenses de l’Ukraine contre la corruption devraient être aussi fortes que celles présentes sur le champ de bataille. Fin mai, le Washington Post révèle[10] que Zelensky a été fortement irrité par les pressions faites par les autorités américaines, elle-même alarmées par le limogeage de plusieurs hauts-fonctionnaires intègres avec lesquels elles entretenaient de bonnes relations. Après l’annonce par le gouvernement d’une hausse d’impôts, l’envoyée spéciale du gouvernement des Etats-Unis, Penny Pritzker, a publiquement incité l’Ukraine à ne pas augmenter les impôts et à lutter contre la corruption des douanes et le marché gris, ce qui pourrait permettre de récupérer un manque à gagner conséquent pour les finances publiques. Or c’est bien la corruption qui permet à l’économie informelle de prospérer et de représenter actuellement, selon le FMI, 45% du PIB. En plus d’être une source de mécontentement et d’inefficacité en Ukraine, l’inaction du gouvernement ukrainien vis-à -vis de la corruption devient un facteur supplémentaire de frustration pour un Occident de moins en moins intéressé par l’avenir de ce pays.

Jonathan

[1] Décrite en détail par Sébastien Gobert dans son livre L’Ukraine, la République et les oligarques

[2]https://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/media/documents/event/the_future_of_ukrainian_oligarchs.pdf

[3]https://www.sapiens.com.ua/publications/socpol-research/309/%D0%9A%D0%9E%D0%A0%D0%A3%D0%9F%D0%A6%D0%86%D0%AF-2023_%D0%97%D0%92%D0%86%D0%A2_ENG.pdf

[4]https://zn.ua/POLITICS/pravitelstvo-spaset-deputatov-korruptsionerov-ot-tjurmy-v-sohlashenie-so-sledstviem-vnesut-kardinalnye-izmenenija-sut-zakonoproekta-11340.html

[5] https://blogs.pravda.com.ua/authors/shabunin/6698a70ad740f/

[6]https://nv.ua/ukraine/events/fortifikacii-na-harkovshchine-na-stroitelstve-mogli-ukrast-milliony-boguslavec-novosti-ukrainy-50418329.html

[7]https://zn.ua/anticorruption/voenno-tekhnicheskim-sotrudnichestvom-ot-imeni-mid-zanimaetsja-ekszam-reznikova-kotoryj-sohlasovyval-zakupki-jaits-po-17-hriven.html

[8]https://hromadske.ua/ru/politika/224031-chinovnika-minoborony-kotoryy-soglasovyval-kontrakty-na-pokupku-yaits-po-17-grn-naznachili-poslom-mid

[9] Le nom a été changé

[10] https://www.reuters.com/world/europe/eus-von-der-leyen-praises-amazing-pace-ukrainian-reforms-2023-07-21/

One thought on “Corruption en Ukraine (Jonathan)

  1. De quoi se demander ce qui motive -vraiment- le soutien absurde et d’ailleurs perdant de tous les décideurs occidentaux à cette infâme gabegie par ailleurs affreusement sanglante. Je dis ça, je dis rien, mais c’est la seule explication rationnelle à cette folie.
    On ajoutera qu’après sa fin, maintenant proche, la pourriture qui se répandra partout, avec ses armes, ses drogues et ses criminels ultra-violents illustreront encore davantage la nocivité d’une géopolitique dévoyée…

Laisser un commentaire