La guerre : faut-il la gagner ou l’empêcher ? (LV 250) (Gratuit)

La guerre est de retour :: chacun le constate, la Vigie ne cesse de l’analyser. Depuis quelques mois, si les mots de haute intensité tiennent le devant de la scène, la question de la dissuasion revient elle aussi en force. Mais la régulation nucléaire actuelle suffit-elle ?

Que dit le stratégiste ? Que la guerre, c’est la culture des rapports de force et l’art des combinaisons ; que la stratégie, c’est une dynamique ; que la paix est une utopie dangereuse et que la régulation des tensions une nécessité impérieuse, surtout en Europe continentale. C’est là son axiomatique.

Guerre et non-guerre : dilemme fragile

Pour l’avoir trop négligée, le XXe siècle a vu deux conflits mondiaux naître sur le vieux continent et les États-Unis vinrent deux fois en Europe y remettre bon ordre en prenant le leadership d’un Occident turbulent.

Le XXIe siècle a débuté par une rechute brutale dans la guerre au cœur du continent du fait de l’articulation devenue impossible en Europe entre une géoéconomie mondialisée et la géopolitique rémanente.

Les inconséquences cumulées des deux Grands d’hier ont engendré alors la situation absurde que nous connaissons, une impasse.

Les uns en se retirant sans manière d’Afghanistan créaient un gouffre stratégique et tentaient de se refaire en poussant imprudemment les autres à la faute en Ukraine et en y parvenant.

Pour des raisons énergétiques, et suivant les préceptes énoncés par Mac Kinder, les Anglo-américains ont ainsi défié des Russes excédés par la poussée de l’Otan vers l’Est.

Ils ont réussi l’exploit de liguer contre un Occident déliquescent leurs deux challengers du P5, la puissance russe (déclinante) et la chinoise (montante). Retrouvant les vieux réflexes soviétiques et tsaristes, les Russes ont voulu écraser les velléités de Kiev à réunifier sournoisement l’Ukraine et lui interdire de rejoindre le monde européen de l’Ouest auquel beaucoup aspiraient. Ils réussirent l’exploit symétrique de faire sortir la Finlande et la Suède de leur neutralité de façade pour intégrer une Alliance atlantique devenue rempart face à la menace asiatique.

L’Union européenne, restée le grand marché confortable que fut la CEE, n’a su ni imaginer ni prévenir ces dangereux dérapages stratégiques des Grands. Désarmée et sans autonomie stratégique assumée, elle a préféré s’en remettre à l’Otan et camper sur sa politique de sanctions à répétitions. Les Ukrainiens de l’Ouest, après avoir tenté d’imposer leur loi à ceux de l’Est et de renationaliser la Crimée, ont gagné le droit au respect en naissant comme nation valeureuse en 2022 mais amputée des territoires désormais occupés.

L’Europe orientale est un champ de bataille à ciel ouvert, le continent européen est coupé par une ligne de front militaire, la guerre est là, sans appel ni paix acceptable par tous. La marche du monde pâtit une fois encore des désordres européens. Et 7 des 8 milliards d’habitants de la planète l’observent, le déplorent avec agacement et se réorganisent.

Paix et non-paix : dilemme pour tous

Pour les pays européens chevronnés, cette situation est d’autant plus une catastrophe qu’elle conduit à disloquer un peu plus encore le pilier franco-allemand qui avait porté la construction européenne sur les rails vertueux de l’intégration par une croissance économique bénéficiant des dividendes de la paix. Pour beaucoup, après les deux chocs de du Sras-Cov2 puis de l’invasion de l’Ukraine et de l’inflation qui a suivi, les conditions de la paix ne seront plus réunies avant longtemps. Et seule la puissance militaire américaine pourra protéger le continent de la pression russe. Il faudrait donc se préparer à un conflit majeur avec la Russie inéluctable à court terme en se dotant massivement de moyens de défense achetés sur étagère aux États-Unis. Mais c’est un réflexe du XIXe siècle.

Pour quelques-uns, une manœuvre nucléaire pourrait suffire si les États-Unis déployaient en 2026, comme lors de la crise des Euromissiles en 1983, des missiles de théâtre pour sécuriser la ligne de front et figer la situation militaire. Un réflexe du XXe siècle.

L’actuelle impasse stratégique résulte d’une tragique combinaison entre l’impéritie brouillonne des uns, le fatalisme impitoyable des autres et l’insouciance des derniers. Tous trois révèlent une déficience collective, une inaptitude à la manœuvre stratégique de régulation des tensions entre guerre et paix.

Entre guerre et paix, régulation nucléaire ?

Il faut clairement rétablir en cette fin d’année 2024 un duel des volontés entre les parties. Il faut encager la guerre pour l’empêcher de gagner du terrain. Et pour cela il faut aider Moscou à évaluer le risque vital d’attaquer un pays européen, dans une guerre ingagnable. Personne ne doit gagner cette guerre absurde et tous doivent en convenir.

On avait exploré les ratés de la régulation nucléaire avec la Corée du Nord sous l‘ère Trump (LV 95). On aurait pu aussi regarder de plus près la dialectique nucléaire qui lie de façon masquée Israël et Iran, deux puissances nucléaires masquées et compétitives. Mais la régulation stratégique concerne en 2024 l’autre grande puissance dotée qui pratique la même grammaire nucléaire que la France ou les États-Unis.

Aussi la France peut-elle jouer sa partition.

Seule puissance nucléaire européenne du P5, forte de ses 300 têtes en alerte permanente, la France n’a pas prévu de faire face à un conflit militaire de haute intensité inacceptable dans sa stratégie générale. Comme elle n’y serait pas prête avant 10 ans avec un corps de bataille respectable, il lui faut faire d’abord ce pourquoi a été conçu son appareil de défense actuel, empêcher (inhiber) la guerre frontale faite à ses intérêts vitaux évidents, la canaliser vers d’autres formes de conflits que la guerre d’attrition militaire directe. Or ce pays singulier et indépendant qu’est la France est lié par l’obligation de défense du traité de Lisbonne (§ 42-7 : « au cas où̀ un Etat membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir »). Or qui pourrait douter des intérêts européens de la France aujourd’hui ? Ils sont évidemment essentiels.

Pour le manifester, ne suffirait-il pas au Conseil européen de déclarer solennellement à la Russie que toute mise en cause de la souveraineté territoriale d’un pays européen relèvera de ce paragraphe du TUE ? Ce sera alors explicite, sans ambiguïté comme un avertissement solennel que Paris pourrait confirmer en bilatéral couvert à Moscou.

Cette posture nette transfèrerait de facto l’incertitude nucléaire sur l’agresseur qui nous menace à travers nos engagements européens. Car c’est à lui de faire le calcul rationnel du risque majeur d’affronter la résolution politique de la France et sa capacité de frappe, en avertissement ultime ou en riposte foudroyante, imparables, avec des dommages inacceptables.

Cette posture serait plus décisive que celle d’un bouclier antimissile allemand signifiant l’acceptation de la guerre avec une défense ABM qui aurait bien du mal à être étanche face aux vecteurs hypervéloces à venir.

Elle serait plus lisible et convaincante qu’un accompagnement militaire mesuré de Kiev vers une improbable victoire en ouvrant la porte à un avenir régional stabilisé, porteur d’une cohabitation mieux maitrisable.

La charge de la preuve et le choix du risque

Faut-il rappeler ici une nouvelle fois que la crédibilité de la dissuasion stratégique est le produit d’une opérationnalité démontrée par une volonté politique inaltérable ? Et réaffirmer que c’est bien à l’agresseur d’évaluer finement ces deux facteurs s’il veut passer outre et prendre le risque d’engager une puissance nucléaire ?

L’ambiguïté stratégique revendiquée parfois à contresens ne porte bien évidemment pas sur la capacité de riposte assurée, imparable et inacceptable (celle de la France est démontrée régulièrement). Elle porte aujourd’hui sur la réalité des intérêts existentiels de l’Union européenne et la volonté́ unanime d’interdire militairement toute atteinte à la souveraineté physique des pays européens de la ligne de front.

En effet cette manœuvre dissuasive, apanage des pays nucléaires dotés repose sur une chaine de commandement éprouvée, une capacité d’analyse partagée et un soutien résolu des pays bénéficiaires de l’empêchement de la guerre (LV 103).

Guerre et paix nucléaires en Europe ?

Mais il y a encore bien des obstacles sur cette route européenne vers la régulation stratégique. Les vraies difficultés à résoudre côté européen sont la répulsion atomique de nombre de pays européens, leur manque de familiarité avec la rhétorique stratégique et la manœuvre nucléaire, la difficulté pour eux d’endosser un leadership nucléaire français et la bien fragile unanimité militaire européenne face à l’agressivité de la Russie.

La “dynamique” d’une possible guerre classique de haute intensité en Europe doit maintenant céder le pas devant celle de son interdiction par une réelle manœuvre politico-stratégique de haute intensité.

C’est la seule façon de désescalader en sûreté avant l’intronisation d’une nouvelle administration américaine en janvier 2025. Cette perspective a des adeptes en Europe et sans doute à Moscou et Pékin. C’est donc « un pat stratégique » entre Moscou et Kiev qu’il faut rechercher sous ombrelle nucléaire assumée par Washington et Paris. Il y a fort à parier que Londres et Pékin rejoindraient le mouvement. Un pat dont les deux belligérants devront régler seuls les détails territoriaux et financiers que les puissances nucléaires dotées pourront in fine garantir une fois que les capitales en guerre l’auront négocié. C’est la seule voie de sortie balisée de l’impasse stratégique dans laquelle Moscou et Washington ont engagé Kiev.

Ce serait là le vrai plan de victoire sur cette adversité absurde qui a ruiné l’Europe continentale. Seule une manœuvre de régulation nucléaire soignée entre partenaires compétents peut l’entreprendre et la réussir aujourd’hui.

Une combinaison de signaux explicites doit donc répondre à niveau à celle qu’a développée Moscou depuis deux ans et qui a terrorisé des Européens peu familiers de l’interdiction nucléaire et tétanisés par le possible défaut stratégique d’une administration Trump 2.

JOVPN

Pour lire l’autre article de LV 250 , Parenthèse enchantée et désenchantement stratégique, cliquez ici.

Pour lire le 250 bis sur les Dix ans de La Vigie, cliquez ici.

One thought on “La guerre : faut-il la gagner ou l’empêcher ? (LV 250) (Gratuit)

  1. On voudrait se plaindre avec véhémence, mais on baisse les bras face à l’inanité totale de ces propos, absolument déraisonnables mais heureusement infondés. Car ils répondent par l’inexcusable à l’impossible, ce qui vous fait pardonner comme à un enfant.

    Tout d’abord, on corrigera des faussetés évidentes et des jugements « équilibrés » contestables.

    « en poussant imprudemment les autres à la faute en Ukraine » : quelle théorie ! Affaiblie et rendue folle par l’ampleur d’un désastre géopolitique qui mit 20 ans à se concrétiser en asie centrale, l’Amérique n’aurait-elle pas plutôt voulu se refaire en tentant par son refus de considérer les demandes russes, de concrétiser son deuxième projet, l’expansion en Est Europe pour son propre compte, en ruinant l’Allemagne ? Pardon de le rappeler, mais la guerre dont nous parlons fut « gagnée » par l’Amérique (mais contre l’Allemagne) avec la destruction de l’artère gazière, sans doute le vrai objectif de toute l’histoire !
    MacKinder, cité ici avec bonheur fut l’inventeur de la géopolitique et du « Heartland », nous y sommes: l’Amérique a cru jouer gagnant et reconquit l’Europe. Elle pensa même gagner un instant, communiquant à ses soumis une « volonté de ne pas laisser la Russie gagner » ce qui est aujourd’hui clairement impossible, la victoire militaire totale des Russes étant maintenant évidente sauf pour les dirigeants européens débiles et aveugles, hélas manifestement corrompus au plus haut niveau politique et militaire.

    Par-delà le complotisme basique, quoique l’accusation de corruption ne soit pas complètement du complotisme (…), une des explications de la frénésie ukrainophile européenne sans objet est l’influence déraisonnable acquise en Europe par les pays de l’extrême est (Pays Baltes, Pologne, Roumanie) encore traumatisés par ce que lui avait fait l’URSS et dont tout l’horizon géopolitique n’est ainsi que Russophobie délirante.
    Qui peut croire et j’en reviens à mon introduction, sauf quelques enfants idiots effrayés, que la Russie de 2024 puisse vouloir maintenant s’étendre à son ouest au-delà des régions russophones de l’Ukraine ? Ayant définitivement mis sous contrôle (ce qui n’était pas gagné en 1991) la région la plus riche d’Ukraine, en passe de s’approprier tous ses rivages maritimes, la Russie a mangé, assez de quoi l’occuper comme puissance en expansion (non la Russie n’est pas « en déclin »!) au centre du monde, frontalière de tout (regardez la carte polaire ).

    À partir de là vouloir que la France prenne en charge la paranoïa anti russe des fous furieux polonais, (on rappellera qu’ils se sont fait déjà tuer sans doute plusieurs milliers de soldats mis en vacances pour cause de mercenariat), est de la dinguerie !
    Il faudrait donc garantir, c’est ce qu’on nous explique ici, avec nos armes nucléaires conçues pour défendre le territoire français exclusivement, les errements débiles de pauvres crétins séculaires (on rappelle que la Pologne s’est mise en défaut elle-même en toute occasion depuis le XVIIIème siècle, y compris en 38) ! Un F16 parti de Pologne (à son initiative exclusive) qui réussirait une mission en Russie pourrait ainsi se faire détruire, lui et sa base aérienne et cela nous engagerait donc, c’est bien l’attitude martiale que l’on nous conseille d’adopter ici!

    Un regard triste vous contemple monsieur le stratège. Vous ne savez pas ce que vous dites.

    Car un caractère essentiel de la dissuasion en général, est qu’elle est un « jeu » asymétrique et les positions sont gagnantes ou pas. Face à un agresseur initial, la posture atomique est gagnante, pas face à la réponse mesurée à une agression préalable. Alors que la Russie n’attaquera évidemment jamais l’Europe préventivement, elle peut répliquer méchamment à une attaque « longue distance » (du type de celle dont on parle actuellement) menée trop efficacement. C’est l’exemple que j’ai mis en avant, qui pourrait aller jusqu’à une frappe nucléaire tactique comme l’a rappelé Poutine récemment.
    Le résultat est-il l’apocalypse nucléaire ? Non bien sûr, mais les larmes des victimes et l’humiliation de la forfanterie paralysée.

    Mais tout cela n’arrivera pas, ce qui vous excuse. Les vrais décideurs, qui sont américains, ont refusé d’aider les Ukrainiens à braquer des armes trop compliquées pour eux. De toute façon, comme tout le monde le sait, ils n’interviendront bien sûr jamais en Europe avec des armes atomiques (De Gaulle le disait déjà), et laisseront le nain Macron faire le malin en attendant sa destitution.
    C’est pour cela que le projet de « pat stratégique » entre Moscou et Kiev qu’il faut rechercher sous ombrelle nucléaire assumée par Washington et Paris » prête à rire à défaut de catastropher.

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