J’ai glissé, chef… !
La pantalonnade de la 155ème brigade peut bien être mise sur le dos des Ukrainiens, elle nous interdit de prétendre continuer à soutenir ce qu’il faut bien qualifier d’Etat failli, et il y a peu de chance, en cette période de serrage de boulons budgétaire, que nous jetions davantage d’argent, de temps et de matériel par la fenêtre, y compris les Mirage 2000-5 dont la livraison était prévue pour le premier trimestre de cette année. Mais c’est aussi notre échec puisque entrainée selon les modalités OTAN quoique équipée, pour réussir là où Abrams et Leopard ont lamentablement échoué, avec ces vieux AMX-10RC dont on redécouvre les vertus et l’intérêt du 105 mm – les EBRC Jaguar sont bons pour la casse avant même d’avoir subi l’épreuve du feu [1] –, ces nouvelles aventures de la 7ème compagnie attestent de la faillite de standards d’importation dupliquant, derrière les oripeaux de la numérisation et de la miniaturisation, la bataille conduite du regretté Gamelin. Cette américanisation qui nous a désappris la guerre telle que nous savions la gagner [2] et déjà fait perdre le Sahel aussi sûrement que notre allié a perdu le Viêt Nam, l’Irak ou l’Afghanistan [3], doit être abandonnée, et il faut repenser les combats, ceux du passé et ceux à venir, en commençant par faire le ménage à la DGA et la BITD.
Mais la priorité des priorités s’appelle Donald Trump : que lui dire à partir du 20 janvier, lui déjà si peu amène sur l’utilité politique de l’OTAN et qui ne peut que constater son inefficacité militaire ? Sur le sujet de la guerre, le 45-47ème président est bien moins dérangé que la plupart des analystes hexagonaux de bac à sable qui monopolisent les médias depuis le fiasco libyen [4], sans même évoquer les âneries prononcées depuis une décennie sur le dossier ukrainien [5]. Les Etats-Unis, qui n’ont jamais mis les pieds en Europe que de l’orteil d’une seule jambe et ont annoncé d’emblée qu’ils ne feraient pas la guerre à la Russie, vont se désengager avec cette facilité déconcertante et cette bonne conscience calviniste qui désarçonnent celles et ceux qui refusent de savoir l’Amérique depuis 250 ans. D’autant que Trump n’exprime, a relevé Emmanuel Todd, que son profond mépris pour notre servilité. Il aurait dû ajouter : notre servilité à son égard, tant les Américains ne respectent que ceux qui leur bottent le cul et savent dire « Je [6] », dans ce rapport de force qui est le seul langage qu’ils comprennent.
Des négociations auront lieu, rien ne sert de se perdre en circonlocutions et capucinades, non seulement par-dessus la tête des Ukrainiens mais de tous ceux qui, sur le continent, n’ont pas ce pistolet nucléaire chargé que les Anglo-américains, les Russes et les Français détiennent. Moscou a même fait état de premiers contacts avec ces derniers, mollement démentis par Paris. Il n’est pourtant que temps, c’est la seule chose à faire, de bon sens et d’urgence, faute de quoi nous ne serons pas sur la photo de signature – et on sait la priorité qu’on attache en haut lieu à apparaitre sur les couvertures de Paris Match. Que négocier après trois ans d’une unnecessary war, comme aurait dit Winston Churchill ? Certainement pas un redécoupage des frontières européennes à la yougoslave, comme y sont prêts ceux qui, hier encore, sautaient sur leur chaise comme des cabris en disant « Munich, Munich, Munich… ! », mais sont déjà les premiers à prendre le train pour Berchtesgaden [7]. Mais assurément garantir que l’Ukraine ne rentrera jamais dans l’OTAN, puisque c’était déjà la demande des Russes avant l’invasion, et les prendre ainsi au mot. Ces garanties sécuritaires, la France les acceptait en décembre 2022, et rien de stratégique n’a changé depuis [8].
Se posera alors la question de savoir s’il n’aurait pas été plus simple de commencer par là et, sans préjuger de l’issue, de discuter avec les Russes en novembre 2021, comme ils nous le proposaient, d’un nouvel accord continental de sécurité européenne [9]. C’est ce que va faire Donald Trump l’Américain et il va le faire en notre nom. L’humiliation de l’Europe sera non seulement d’être court-circuitée par son suzerain mais de l’être dans son intérêt à elle. L’Europe ne rêvait déjà dès les années 20, comme l’avait anticipé Paul Valéry, que d’être un comptoir américain [10] : il lui aura fallu un siècle mais elle y sera tout de même parvenue.
[1] Le Cadet : « Soldats soldés », Revue Défense Nationale n° 779, avril 2015 ; « Regrets sur ma vieille armée de chambre », RDN, Tribune n° 740, 1er février 2016. In La Vigie : n° 80, « Au terminus des prétentieux », 15 mai 2021.
[2] Le Cadet : « Napoléon et ses Leudes », Revue Défense Nationale n° 781, juin 2015. In La Vigie : n° 54, « L’Empereur et le Félin », 5 octobre 2018.
[3] Le Cadet : « Drone mon amour », Revue Défense Nationale n° 761, juin 2013. In La Vigie, ; n° 67, « Sahelistan, poil aux dents », 25 janvier 2020 ; n° 82, « Sur la pointe des pieds », 17 juin 2020 ; n° 87, « OSS 117, rentre à la maison ! », 17 janvier 2022.
[4] Le Cadet : « Aux stratèges de salon », RDN n° 741, juin 2011.
[5] Le Cadet : « Za Rodinu », Revue Défense Nationale n° 769, avril 2014 ; « Normandie-Niémen », RDN n° 780, mai 2015. In La Vigie : n° 52, « Les Russes attaquent », 4 août 2018. Voir également le verbatim d’une récente intervention de Nicolas Tenzer, in Le Monde Diplomatique, janvier 2025.
[6] Le Cadet : n° 98, « Mauvais genre », 7 février 2023.
[7] Le Cadet : n° 102, « L’Europe et le couscoussier », 22 novembre 2024.
[8] Le Cadet : n° 96, « Puisque le château cite le Cadet… », 16 décembre 2022.
[9] Le Cadet : n° 88, « Le retour de Folamour », 12 février 2022 ; n° 89, « Leur joueur de poker et nos joueurs de billes », 3 mars 2022 ; n° 90, « Touché coulé », 18 avril 2022 ; n° 91, « Une connerie », 21 mai 2022 ; n° 92, « La brigue des égos (sotie européenne) », 19 juin 2022 ; n° 94, « Borodino, épisode VI », 7 septembre 2022.
[10] « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige. » Regards sur le monde actuel, première édition de 1931.