L’initiative ELSA et la dissuasion conventionnelle européenne (Th. Schumacher)

La question aérobalistique (cf. LV 255) se complique. Nous remercions Thomas Schumacher, spécialiste aéronautique, de nous expliquer l’initiative ELSA qui constitue une des réponses en Europe à cette nouvelle sphère stratégique.

Source photo : aerospatium

Il aura fallu plusieurs années de crises aiguës pour que le terme « aérobalistique » fasse son retour dans le débat stratégique. Nous ne revenons pas ici sur sa définition (LV 255), mais dans notre contexte, cette notion consacre notamment le fait que la troisième dimension n’est plus, et c’est une petite révolution en Occident post-1990, appréhendée sous le prisme de la seule puissance aérienne. En d’autres termes, les crises récentes, de l’Ukraine/Russie au Proche- et Moyen-Orient, nous ont montré l’évidence selon laquelle la profondeur d’un dispositif militaire s’appréhendait sur des centaines, voire des milliers de kilomètres, et que le rôle des missiles sol-sol et drones capables de frapper à longue portée tout en saturant les défenses aériennes devient prééminent quand l’aviation peine à jouer le sien.

Plus qu’un bouclier

Cela constitue un réveil brutal pour des Européens fort dépourvus depuis 1990, ces derniers ayant, dans la balance des moyens contraints (budget, masse), opté pour se constituer en force d’appoint de la toute puissante US Air Force au sein de l’OTAN.

L’épisode de la livraison puis de l’utilisation des désormais célèbres M142 HIMARS (High Mobility Artillery Rocket System) par l’Ukraine à partir de l’été 2022, capables de frapper entre 80 et 300 km selon la munition choisie, marque ainsi un tournant qui a entraîné l’impressionnante et soudaine série de commandes du système américain par les Européens… tandis qu’en France, on tergiverse, jusqu’à finalement opter pour une solution nationale qui prend la forme d’un programme FLT-P (Frappe longue portée terrestre) intéressant les industriels MBDA et Ariane, et qui devra connaitre des avancées concrètes en 2025.

Dans le domaine de la très longue portée en revanche, il était en fait surtout question de bouclier antimissile avec l’European Sky Shield Initiative commandée par Berlin. Jusqu’à ce qu’en juillet 2024, poussée par la France en marge du sommet de l’Otan de Washington, l’initiative ELSA voit le jour.

ELSA, pour « European long-range strike approach », aujourd’hui à l’étape de la lettre d’intention, est encore une idée plus qu’un projet, mais la vitesse à laquelle le consensus politique s’est bâti autour de celle-ci laisse penser que les choses pourraient évoluer dans le bon sens. En effet, dès le début de l’été, la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Italie affichent une volonté commune. A l’automne, ce sont les Suédois et les Britanniques qui montent à bord. Et en fin d’année, les Pays-Bas. Nous voici donc avec quelques locomotives.

Du tactique au stratégique

Plus concrètement, ELSA se formaliserait par la constitution d’un stock conséquent de missiles sol-sol longue portée, aptes à frapper à 1 000, voire 2 000 kilomètres dans la profondeur du dispositif ennemi. Naturellement, la France et le Royaume-Uni, qui sont les seuls à proposer une offre de missiles de croisière en Europe, par l’intermédiaire du groupe MBDA (les fameux SCALP et Storm Shadow livrés à l’Ukraine), sont tentés d’y voir une opportunité considérable pour le développement de leur catalogue. Ajoutons qu’un troisième pays, l’Italie, prend ces derniers temps un peu plus de poids au sein de MBDA et a donc tout intérêt lui aussi à favoriser le projet. Le missilier européen n’a donc pas attendu pour se déclarer principale solution aux ambitions d’ELSA, avec la présentation d’une version terrestre de son missile de croisière naval (MdCN), déjà en service dans la Marine Nationale.

De plus, un autre programme déjà bien engagé chez MBDA pourrait servir les besoins d’ELSA : il s’agit du FMAN-FMC. Les « Futur missile antinavire » & « Futur missile de croisière » doivent en effet succéder aux munitions SCALP/Storm Shadow et Exocet/Harpoon à l’horizon 2030. Le programme se divise en deux effecteurs, l’un subsonique, mais furtif, et l’autre supersonique, très manœuvrable.

L’équation, encore non résolue, se complexifie cependant quand au mois de novembre, dans un net climat de prolifération, est rendue publique l’existence de réflexions françaises sur la nécessité de se doter d’une capacité balistique conventionnelle, afin de se placer en situation de parité stratégique avec nos « compétiteurs ». Signe d’une époque décidemment agitée, la Russie venait dans le même temps de faire la démonstration crispante, mais néanmoins non nucléaire, de son missile balistique de portée intermédiaire Orechnik sur Dnipro, en Ukraine (LV 254), cela dans le cadre d’une réalité où le Traité FNI de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire tombe en désuétude.

Construire une dissuasion aérobalistique conventionnelle

Que doit alors faire l’Europe avec ELSA ? Opter pour une force balistique dite de « portée intermédiaire » (3 à 5 000 km), ou suivre la voie assurément plus accessible du missile de croisière (1 à 2 000 kilomètres) ? Et nous n’évoquons même pas ici l’hypothèse de l’émergence des vecteurs hypersoniques à charge conventionnelle comme les planeurs de haute atmosphère, dont la France est l’une des rares nations dans le monde à avoir fait la démonstration, en juin 2023 avec le VMAX.

Nul doute qu’il faudra trancher, surtout quand on est européen et que notre dissuasion conventionnelle, sous condition qu’elle existe en dehors du parapluie américain, manque fondamentalement d’épaisseur. La solution des missiles de croisière, que l’on dit vouée dans le futur à la grande production low cost (voir les propositions récentes de la firme américaine Anduril sur le sujet) pourrait s’avérer gagnante. D’autant plus que l’on sait tout le mal que la défense aérienne russe rencontre à basse altitude.

Et pour en revenir au volontarisme affiché par les leaders européens concernant ELSA, si tout reste donc à faire et même à penser, il y a tout de même ici de quoi être optimiste, notamment sur deux points : sur le plan de l’offre d’une part, la base industrielle souveraine existe, pour la R&D comme pour la production ; Sur le plan opérationnel d’autre part, les Européens, grâce à l’OTAN et son architecture de renseignement aérospatial sans équivalent, ont eu le temps d’intégrer les doctrines d’opérations multi-domaines (LV 163), en particulier pour ce qui concerne le ciblage cela constitue un des grands points faibles avérés des Russes et des Iraniens dans l’aérobalistique.

En tout état de cause, cette intense actualité nous donne l’occasion de rappeler qu’en matière de prospective, l’un des tout premiers scénarios publiés en France en 2021 par la Red Team Défense, celui des « Hyperforteresses », concernait justement un futur ou la saturation de la sphère aérobalistique par des essaims de drones et des missiles hypervéloces contraignait la stratégie des belligérants fictifs.

Un autre scénario, volontairement provocateur, avait été proposé dans la presse (L’Opinion, 24/05/2023) par l’expert Marc Chassillan : on y découvrait une armée de Terre française dépourvue de moyens chenillés lourds, misant plutôt sur une « force de frappe hypersonique » pour paralyser l’ennemi avant de le déborder grâce à d’agiles éléments mécanisés légers ou médians. Ironiquement, un programme européen majeur et fédérateur de frappe à longue portée apparaît aujourd’hui plus à même de voir le jour qu’un programme continental de char de bataille.

Thomas Schumacher, Echoradar.

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