L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde (fiche lecture)

Voilà une étude qui rompt avec la vision généralement binaire à propos de la Chine des auteurs académiques ou des médias.

L’auteure appartient au monde universitaire et est chercheuse au centre Asie de l’IFRI où le co-auteur est conseiller. Il est surtout un homme de terrain de par sa carrière diplomatique.

Le titre résume l’état des relations internationales vues de cette région qui s’émancipe de l’Occident afin de suivre sa propre voie, celle de désoccidentaliser l’ordre mondial lorsque certains font la promotion du « Sud global » (p 9).  Et si le vaste ensemble associant le continent asiatique et l’océan Pacifique n’est pas exempt de rivalités de puissance, ce n’est pas la puissance de la Chine qui s’impose mais celle de toute la région. Face à la démocratie éprouvée et à la mondialisation « heureuse », dont on mesure les limites et les déconvenues, la centralité asiatique se dessine (p 15).

Afin de montrer comment le monde du 21e siècle « s’asiatise », rien de tel que les données chiffrées : de la population y compris urbaine, de la part de la richesse mondiale selon le PIB, des taux de croissance, de la part dans le commerce mondial, du nombre de ports mondiaux, de hubs de conteneurs et de chantiers navals liés à la littoralisation des économies, du revenu par habitant, de la consommation, du nombre de millionnaires,  des capitalisations boursières, des villes intelligentes voire éco-intelligentes, du transport aérien de passagers et de fret jusqu’à la fabrication des aéronefs pour casser le duopole occidental. Les jeunes générations consommatrices de produits de luxe se montrent moins attachées au prestige social des prestigieuses marques européennes au nom de leurs racines et de leurs traditions. Même dans le monde de l’art émergent de jeunes talents asiatiques. Quant à la haute technologie, l’étape du « rattrapage » étant dépassée, l’Asie fait reposer son avenir sur l’innovation afin d’échapper à la dépendance de la technologie occidentale, à ses sanctions, ses mesures restrictives et ses droits de douane pour devenir créatrice et exportatrice.

Rétorsions américaines

Ainsi les sanctions à l’encontre de la Chine qui ont paralysé certains secteurs et entreprises régionales, ont poussé les pays à renforcer leur interdépendance pour créer un écosystème régional, des coopérations et des convergences technologiques et industrielles comme l’illustre la rencontre d’hommes d’affaires japonais et chinois, en janvier 2024. Les États sont alors à la manœuvre pour décider des parades techno-économiques avec tous les effets d’échelle induits et de rapprochements régionaux (pp 56-60). En cela, les États « développeurs » et stratèges s’appuient sur une trame commune constituée du contexte historique marqué par l’urgence nationale, du contexte culturel marqué par la sinité, du facteur éducatif et du contexte politique marqué par des gouvernements « forts », mobilisés autour d’une priorité donnée à la croissance et d’un horizon de dépassement de la modernité occidentale (p 65, pp 72-73).

Face aux crises propagées par les Etats-Unis, les économies asiatiques ont fait le choix de l’ouverture régionale. La crise offrant une opportunité à réagir surtout lorsque les Etats-Unis, dans un contexte de rapport de force, recourent à des méthodes brutales. Les pays d’Asie n’ont pas oublié leurs injonctions suite à la crise de 1985. Si celle de 1997 a révélé le cynisme et le comportement prédateur occidental, celle de 2008 a montré leur capacité de rebond impulsée par la Chine qui, plus que jamais, vise à développer les économies régionales pour s’extraire des circuits de dépendance occidentale et bénéficier du dynamisme des économies d’Asie-Pacifique. Preuve que l’Asie se recentre (pp 88-97). Du point de vue monétaire, l’opinion a tendance à ne retenir que la volonté de dédollarisation des BRICS+ alors qu’un processus d’affranchissement s’est engagé après la crise pétrolière de 1975, accéléré par la crise de 1997 peu à peu poussé par la Chine qui estime que le dollar est un outil de sanction.

Et l’Europe ?

Si les auteurs s’interrogent sur la capacité des Etats-Unis à être encore les gendarmes de l’Asie orientale, ils ne perdent pas de vue la présence de l’Europe. Premier constat : elle n’a pas de présence militaire permanente. Alors à quoi sert la présence militaire française dans les DROM-COM ? Ensuite, elle apparait divisée entre Bruxelles et les États-membres qui se disputent les marchés d’armement. Malgré ce grand écart, l’Union se pense comme puissance d’équilibre mais sans cohérence ce qui crée une confusion dans les esprits asiatiques. Or en dépit de sa faible place dans l’équation sécuritaire, l’engagement européen est souhaité par les Asiatiques qui refusent de se trouver coincés entre les Etats-Unis et la Chine et lui demandent de les aider à bâtir des coalitions dissuasives, objectif bien difficile à atteindre.

L’UE se montre puissance de rééquilibrage, médiatrice et fonctionnelle à partir de l’ASEAN. Elle est membre fondatrice de son Forum régional depuis 1994, elle s’efforce de faire vivre le dialogue Asie-Europe créé en 1996 et elle complète le dispositif par un dialogue ministériel UE/Indo-Pacifique adossé aux échanges annuels UE/ASEAN. Elle engrange quelques succès lors de négociations d’accords de paix aux Philippines et en Indonésie. Elle participe à « l’initiative pour la paix et la coopération » lancée en 2013 par la Corée du sud. En 2018, le Conseil s’est prononcé pour une coopération renforcée en matière de sécurité en et avec l’Asie : sécurité maritime, cybersécurité, lutte contre le terrorisme, menaces hybrides, prolifération des armes, prévention des conflits. De 2020 date un partenariat stratégique entre l’ASEAN et l’UE et en 2021, l’UE s’est dotée d’une stratégie indo-pacifique pour y définir ses intérêts économiques, diplomatiques et stratégiques.

Autant de signes de renforcement de la visibilité et de l’expertise européennes sans que soient allouées les ressources nécessaires. D’ailleurs dans sa stratégie IP de 2021, l’UE entendant n’être qu’une puissance politique pour défende le multilatéralisme, les principes démocratiques, l’État de droit et le droit international, les États d’Asie ont compris qu’elle ne projetterait pas de capacités militaires pour défendre la libre circulation dans le détroit de Taïwan ou en mer de Chine méridionale. Le fait que depuis 2012, la France envoie de temps en temps un bâtiment participer aux opérations de défense de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale aux côtés de l’US Navy pèse bien peu (pp 159-162).

Parallèlement, le Pentagone met en place un réseau de forums : le Quad[1], le Squad[2] et l’Aukus[3] de façon à restaurer leur crédibilité de première puissance mondiale et de prouver leur réengagement (p 158) tout en tentant de contourner la centralité de l’ASEAN, pivot du régionalisme en Asie-Pacifique et en marginalisant la contribution européenne (p 234).

Martine Cuttier

Sophie Boisseau du Rocher, Christian Lechevry, L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde, L’occident au défi, (ici) Odile Jacob, 2025

[1] Dialogue quadrilatéral pour la sécurité regroupant les Etats-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon.

[2] Nouveau partenariat de défense entre les Etats-Unis, l’Australie, le Japon et les Philippines réuni en juin 2023 en marge du dialogue de Shangri-La.

[3] Partenariat scellé entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni en 2021 aux dépends de la France et du contrat des sous-marins.

Laisser un commentaire