Une nouvelle armée de terre (E. Marcuz)

Nous avions déjà publié E. Marcuz, spécialiste des systèmes stratégiques, ancien membre du Ministère des Armées, sur la question du bouclier antimissile (ici). Il nous propose ce texte passionnant, qui rejoint un billet que LV avait publié sur la sphère aérobalistique (LV 255). Au fond, quel rôle donner à l’armée de Terre dans le nouveau paysage stratégique ? Faut-il la cantonner à des drones et du cyber, selon les dernières déclarations du ministre Lecornu, qui constate implicitement que redonner de la masse à l’armée de Terre supposerait des ressources humaines qui paraisent inatteignables ? C’est pourquoi imaginer une armée de terre chargée de frappes missilières dans la profondeur présente de l’ntérêt. Discutons-en. LV

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Quel rôle pour l’Armée de Terre (AdT) française dans le nouvel ordre géostratégique ? L’AdT semble de nouveau la grande oubliée de la politique de défense française à la suite des annonces de Sébastien Lecornu.

Depuis sa professionnalisation, l’AdT a privilégié un format de forces expéditionnaires par nature légères, très mobiles et facilement déployables. Ce format était particulièrement adapté ces deux dernières décennies pour répondre aux menaces d’alors, principalement de la contre-insurrection. Différents coups d’État, la rétrocession de nombreuses emprises françaises en Afrique ainsi que l’invasion russe de l’Ukraine ont profondément bouleversé les missions de l’AdT.

La guerre en Ukraine a souligné l’importance des véhicules de combat lourds et à chenilles, peu nombreux dans l’inventaire français. Pourtant, le modèle léger français pourrait garder toute sa pertinence en attribuant comme mission première de l’AdT la frappe et les actions dans la profondeur adverse.

On le voit ces derniers jours de plus en plus de politiques et chefs d’Etats européens s’intéressent grandement à la dissuasion nucléaire française et semblent même prêts à accepter l’idée d’une extension de cette dissuasion plutôt que son partage. Or, la France ne peut se cantonner à un rôle de protectrice lointaine du champ de bataille, sur lequel seuls les soldats des pays alliés prendraient des risques. A l’inverse, le coût même de la dissuasion, ainsi que sa complexité technico-opérationnelle, font que Paris peut difficilement investir dans des capacités blindées significatives, à même d’apporter un effet de masse sur une ligne de front de plusieurs centaines de kilomètres.

En mettant à contribution l’expertise de la DGA, des forces et des industriels français dans les domaines balistiques mais également des missiles de croisière et hypersoniques, l’AdT pourrait se voir attribuer le rôle stratégique d’infliger des dommages à différents degrés de profondeur, allant des arrières directs de la ligne de front jusqu’aux centres industriels, bases aériennes et autres garnisons militaires.

Pour se faire, en s’appuyant sur l’initiative européenne ELSA (voir billet), il s’agirait de doter l’AdT d’une gamme diversifiée de vecteurs offrant non seulement différentes options de frappes mais également la possibilité de mener des attaques complexes. Ces moyens seraient dissociés de ceux dédiés à la dissuasion nucléaire, à la fois pour garantir une souplesse d’emploi, mais également éviter toute ambiguïté quant à la nature d’un tir. Seuls les missiles balistiques tirés depuis l’océan signeraient une frappe nucléaire.

Cela n’empêcherait pas d’impliquer les capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur dans le continuum de la dissuasion, puisqu’elles pourraient frapper des objectifs hautement stratégiques tels que des sites de défense antiaérienne et antimissile, signalant ainsi l’approche du seuil nucléaire par une campagne de frappes destinée à faciliter la pénétration des vecteurs nucléaires. Parmi ces moyens de frappes dans la profondeur, on peut envisager :

  • les MdCN tirés depuis des lanceurs terrestres ;
  • un missile aérobalistique de moyenne portée tel qu’envisagé par Arianegroup, possiblement héritier de l’Hadès
  • un missile hypersonique de portée intermédiaire (voire intercontinental) dérivé du V-MAX sur le modèle du LRHW/Dark Eagle états-unien.

Ce dernier serait réservé à un usage stratégique, ne serait-ce qu’en raison du coût d’un tel système. Quant aux deux autres, un effet de masse serait à rechercher pour avoir un réel impact sur le champ de bataille et ses arrières. Revenons-en à l’AdT et son format actuel.

Les blindés légers types Serval, Griffons et Jaguar seraient particulièrement adaptés tant à la protection (escorte) des moyens de frappes qu’aux actions de reconnaissance dans la profondeur (on pense aux Griffons VOA). Côté forces spéciales, les équipes du 13ème RDP retrouveraient là leur mission originelle, tout comme les Hussards du 2ème RH en renseignant les Etats-majors français et alliés sur les cibles. Ainsi, les troupes françaises œuvreraient sur différents échelons, au contact de leurs alliés en partageant les risques.

Faut-il pour autant abandonner la cavalerie lourde ? Non, car nous nous devons de préserver un modèle complet. Toutefois, le développement d’un char lourd français, alors que l’expertise allemande est mondialement reconnue est, à mon sens, un gaspillage de ressources.

Alors que la France ne cesse de parler d’acheter européen, nous n’achetons finalement que peu de systèmes complets à nos alliés. Nous devrions nous concentrer sur notre cœur d’expertise, les missiles stratégiques et systèmes associés et accepter une petite dépendance envers nos alliés européens. Car n’oublions pas qu’eux sont prêts à accepter une dépendance bien plus critique en se plaçant (je l’espère) sous notre parapluie nucléaire.

Voilà, ce ne sont que mes propres réflexions d’ex-terrien qui souhaite voir l’AdT jouer pleinement son rôle aux côtés des aviateurs et des marins, car chaque armée est complémentaire et l’ajout de capacités stratégiques pré-nucléaires est primordial si la France entend jouer (si elle le décide) le rôle d’assurance vie de l’Europe.

E. Marcuz

7 thoughts on “Une nouvelle armée de terre (E. Marcuz)

  1. « Car n’oublions pas qu’eux sont prêts à accepter une dépendance bien plus critique en se plaçant (je l’espère) sous notre parapluie nucléaire. »
    L’espérance en question est coupable, et signe de trois choses.

    D’abord de la méconnaissance complète de la nature du nucléaire français, de petite taille, et destiné à dissuader toute attaque destructrice des intérêts français exclusivement. Sous l’autorité exclusive d’un président solitaire en charge d’évaluer les situations, il est par essence non partageable ni d’un point de vue décisionnel (nulle discussion ne doit advenir sur son emploi) ni d’un point de vue opérationnel (seuls des français voués à la défense de la patrie doivent pouvoir le mettre en oeuvre).

    Ensuite de la méconnaissance complète de la notion de souveraineté, et cela des deux cotés du manche. Le souverain décide arbitrairement selon ses intérêts et sa volonté et porter un parapluie est signe de servitude, incompatible donc avec la notion même. Croire par exemple que les américains dirigeant l’OTAN seraient contraints par le parapluie sous lequel se pressent les nains avares qui écrasés par l’histoire en sont toujours à se plaindre encore de l’écrasement soviétique, qui succéda à l’écrasement nazi, quand ce n’est pas à la participation active (les pays baltes, la Roumanie, l’Allemagne elle-même) à cet écrasement-là est bien sûr un ridicule.
    De Gaulle l’avait signalé en son temps et l’évidence des réticences à prévoir des USA quant à leur soutien en cas de guerre atomique en Europe crève les yeux. Le va-t-en guerre Biden, fut épargné par sa sénilité, pourtant complète, sur ce point. Les USA ne détruiront jamais le monde pour protéger l’Europe, ni autrefois, ni maintenant, ni dans le futur, point final.

    Pour ce qui concerne l’autre côté du manche, l’exemple en est donné par l’activisme terroriste de l’Ukraine contre la Russie, le nain sous le parapluie excité par la protection pouvant se permettre toutes les provocations, papa qui l’aime le protégeant contre les contre coups de ses infantiles provocations envers plus gros que lui. Le « ben voyons » sarcastique qui considère ce point de vue est pourtant évidemment bruyant: qui serait assez fou pour « protéger » la Pologne, ou l’Estonie ? Déjà qu’on est sûr que ce ne sera pas le cas des Etats Unis, y voir la France confine à la folie pure…

    Pour finir, l’ignorance des réactions que le simple projet pourrait provoquer en France même alors toutes les forces politiques vent debout contre l’absurde projet ont exprimé leurs réticences, sans parler aussi des forces armées dont les dirigeants pas tous salariés de l’OTAN ou des chaines de télévision pourraient considérer cet abandon-là bien pire que celui de l’Algérie en son temps et agir en conséquence avec le soutien de tous.

    Les enfants jouent, les adultes réfléchissent.

  2. Addendum:
    Il y aurait des bémols apportés par les tenants de la proposition du « partage » en ce qu’ils assurent qu’il n’y aura pas partage de la décision (qui resterait exclusivement entre les mains du président français) ni partage des opérations (le système nucléaire global opéré et opérant resterait exclusivement français). Il s’agirait simplement d’une extension de la zone considérée protégée qui dépasserait le territoire français pour s’étendre donc aux territoires de l’Allemagne et du Bénélux, voire de l’Italie ou même aujourd’hui de l’Espagne et de la Pologne et pourquoi pas jusqu’aux pays baltes et la Finlande…

    Ce qui pouvait avoir un sens du temps de De Gaulle (une Europe à 6 formée en gros de la zone « franc » de Napoléon III plus l’Allemagne et moins la Suisse, c’est-à-dire de ses pays frontaliers ) ne peut absolument plus en avoir si l’on considère l’Europe élargie d’aujourd’hui, qui inclut les ex pays du pacte de Varsovie (moins la Russie) et bien sûr la Finlande, toujours elle (1500 kms de frontières avec la Russie, tout de même).
    Une telle utopie suppose obligatoirement l’extension du système de surveillance et d’action et donc de son partage effectif, car hors de portée de la simple puissance française. On revient donc à ce que je critiquais précédemment et qui est absolument inacceptable.

    La seule solution est l’abandon de la chimère absurde qu’est l’impossible fédération européenne et la reconnaissance officielle de son abandon par la modification des traités afin d’instituer l’incapacité de l’Union à constituer une défense commune ou à signer des traités de commerce internationaux.
    Dans les deux cas en effet, la violation des intégrités nationales serait cause de possibles conflits structurels entre les membres motivées par des désaccords vis-à-vis de l’extérieur de l’Union.

    Les désaccords actuels au sujet de l’Ukraine (la Hongrie se refusant à s’opposer à l’imaginaire agression russe fantasmée par les pays baltes ) ou du Mercosur (la France se refusant à s’amputer de son élevage bovin au nom de l’industrie allemande) illustrent les deux causes majeures de l’absurdité d’une utopie à dénoncer.
    Nous vivons à cause de cela la fin d’une époque. À bas la fédération européenne !

  3. En dehors des adaptations indispensables aux nouvelles situations tactiques révélées par la guerre en Ukraine (importance des attaques par le haut, éclatement des dispositifs, inopérance de la manoeuvre axiale, puissance de la défense sol/air, adaptation des structures de commandement), il n’est pas sans intérêt de réfléchir à la place d’une force terrestre française sur un tel théâtre;
    Un élément pèse plus que jamais : l’arme nucléaire. Les gesticulations, déclarations, intimidations autour de son emploi indique clairement qu’il faudra pouvoir se positionner à ce sujet sur un théâtre européen. Dans cette perspective, disposer d’un nouvel « Hades » semble indispensable.
    Ensuite, frapper dans la profondeur est sans doute nécessaire, mais il faut aussi traiter le premier échelon et c’est même en général la préoccupation la plus urgente. Au reste, les frappes dans la profondeur ne sont efficaces que si elles préparent et accompagnent un effort violent des forces au contact.
    Enfin, n’oublions pas que le rôle premier d’une force terrestre est de tenir le terrain et qu’en dernière analyse ce facteur matérialise la victoire ou … la défaite.
    Conclusion : les réflexions d’E Marcuz sont fort utiles et devraient ouvrir un débat aussi indispensable que passionnant.
    Général (2°S) G Hubin.

  4. On se permettra, puisqu’il y a aussi débat sur les tactiques de l’armée de terre, de définir un ennemi plus vraisemblable que la Russie et qui sera plutôt la Turquie, sur un théâtre qui bien que en priorité maritime (l’heure est en fait au durcissement de notre marine, et cela avant tout), pourrait bien être en Bulgarie ou en Grèce, voire en Serbie même. Il y faudra des chars et des drones en grand nombre et les armes atomiques de théâtre seront bien sûr exclues.

    Plutôt que de rêvasser sur les années 70 et 80 quand on n’avait pour adversaires que les yakoutes incultes du général Yakovleff, planifions une guerre européenne vraisemblable contre notre véritable ennemi, et cherchons l’alliance russe pour mieux le combattre !

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