La guerre en Ukraine tire à sa fin, la paix en Europe n’est pas pour demain. Un arrêt des combats en forme de victoire trumpienne devrait enclencher une désescalade qui va prendre son temps. Le tournant stratégique brutal de l’administration Trump 2 (LV 259, Chamboule-Trump) opéré depuis deux mois semble irréversible ; il est soutenu par une opinion publique américaine qui adhère à sa logique et s’habitue à ses excès. Il clôt l’ère stratégique de l’après-guerre froide et ouvre une séquence transactionnelle brutale (LV 253 le tournant du monde). La cause ukrainienne a perdu de son assurance. C’est le moment de faire un état des lieux[i].
I – Etat des lieux stratégiques : l’inquiétude prévaut, l’improvisation s’affiche
Elle résulte de l’imprévisibilité radicale d’un 47eème POTUS soutenu par une équipe baroque. Ce président réélu qui n’est pas un professionnel de la politique reste un dealer compulsif et chevronné. Il s’est acheté une seconde présidence des États-Unis pour offrir au peuple profond qu’il sert une grande ère de prospérité par la fin des conflits armés, une forme de paix obtenue en force. De son côté, le Kremlin du président Poutine et de ses comparses est beaucoup plus prévisible bien servi qu’il est par une forte administration économique, diplomatique, juridique et aussi répressive, héritière de la machinerie soviétique. Face à ces hommes forts, les pays européens désemparés mesurent leurs lacunes militaires et industrielles. Engagés quasi unanimement depuis le début du conflit ukrainien dans le soutien à Kiev dont ils admirent la vaillance et la détermination, ils se savent incapables de tenir à bout de bras l’Ukraine à la façon américaine précédente. Ils se découvrent vulnérables et redoutent qu’une offensive russe sur la ligne de front ne balaie les faibles défenses des pays européens les plus exposés, les baltes pourtant pays de l’Otan et les Moldaves isolés aux confins roumains. (LV 260, L’Europe KO).
Fin de l’ancien régime de solidarité transatlantique
Nous voici face au défaut stratégique annoncé des Etats-Unis à l’égard des alliés et protégés de Washington. Cette attitude déconcerte les forces politiques américaines, panique Londres, estomaque des Allemands sans solidarité européenne et déjà alignés, hystérise les pays européens de la ligne de front brutalement exposés sans garantie et stupéfie la présidence ukrainienne habituée aux égards et aux droits de tirage sur les finances européennes et les armes américaines. Elle ruine d’un seul coup la crédibilité de l’Alliance atlantique et le mythe commode d’un article V, symbole de réassurance de la plus forte puissance militaire du monde. Le transatlantisme, assurance vie de l’Europe, relève désormais d’un ancien régime vandalisé et nul n’imagine une possible restauration de la confiance. Pour la France, c’est la réhabilitation d’une posture nucléaire stratégique autonome qui la distingue de ses voisins et la désigne comme un possible dernier recours. (LV 261, Fracture transatlantique).
Péremption de l’insouciance pacifiée européenne : désillusion générale
A l’abri de l’assurance américaine dans l’Otan, les pays européens avaient négligé leurs moyens militaires sauf pour consolider des exportations d’armement fratricides encouragées par le libéralisme de la Commission européenne. Aucune dynamique collective de sécurité ne pouvait d’ailleurs s’établir dans cette UE confinée dans les missions subalternes « de Petersberg » qui laissaient à l’Otan l’exclusivité de la défense collective, les Britanniques y veillaient soigneusement. Les pays européens, nations alliées dans l’Otan, abonnés à ses capacités et partenariats, y compris les neutres, faisaient la sourde oreille à l’idée de défense européenne. Tous furent dument sermonnés sur la menace russe et ses dangers par les nouveaux venus libérés du Pacte de Varsovie en 1999. Toute requête d’autonomie stratégique européenne leur semblait donc incongrue. Le projet européen d’une intégration toujours plus forte n’a produit ni identité stratégique ni patriotisme européen pour faire face à une menace commune comme celle que présente en 2025 la pression russe. On serait bien en peine d’énoncer aujourd’hui des intérêts vitaux européens suscitant un sursaut de défense commune.
II – Faire face à la menace russe ressentie par les Européens : le cas de la France
Regardons ce qu’implique pour la France ce défaut américain accompagné de cette connivence américano-russe affichée sans vergogne, source de panique européenne. Voyons comment la France à l’abri de sa dissuasion nucléaire autonome peut en limiter les inconvénients voire en tirer bénéfice. Et agissons avec méthode pour encadrer les effets de la tempête que suscite l’annonce solennelle par Paris d’une menace russe et du réarmement massif qu’elle semble exiger des Français qui se trouvent pourtant dans un contexte national de crise politique et économique aigu. (LV 257, France faillie)
Défaut américain : deux effets positifs sur notre sécurité et un danger majeur
A long terme, le découplage stratégique transatlantique qui se profile rend possible un découplage russo-chinois. Washington ouvre la porte du business collaboratif à une Russie qui avait été poussée à l’exil en Asie. En frottant son économie et son peuple aux normes libérales, la Russie pourra pencher vers son versant européen, à distance de la tutelle chinoise. C’est inespéré. Castex l’avait prédit et Mac Kinder redouté.
A court terme et malgré Londres, courtier américain qui y fut opposé, l’identité stratégique des pays européens se déverrouille et la posture nucléaire française offre un dernier recours possible. La France valorise enfin sa singularité. Et c’est tant mieux.
En revanche, l’accent mis sur la guerre économique à outrance est pour tous un défi de guerre commerciale radicale (via les droits de douane) et juridique (extraterritorialité) dont les défis marchands vont s’amplifier. Or on a tout à redouter d’une guerre financière lancée pour stopper la dédollarisation en cours, d’une guerre technologique via l’IA dans la Tech menée par les deux rivaux systémiques planétaires et d’un duopole affiché en Arctique et ailleurs. Car l’UE fondée sur la rigueur budgétaire et la concurrence entre Etats membres ne peut que se diviser pour relever ces défis.
Quelle feuille de route s’impose dès lors à la France ?
D’abord de consolider le rôle central que joue dans sa sécurité la dissuasion nucléaire stratégique qu’on ne peut dévoyer par l’acceptation implicite du combat de haute intensité où l’on rechercherait la supériorité dans un cadre militaire multinational (LV 254, Initiative, escalade et seuil), car on est bien loin du moment fédéral espéré par certains. Puis d’éviter la déroute de l’Ukraine et de rassurer les Européens de la ligne de front. Enfin de mettre le Kremlin en garde en manœuvrant stratégiquement la dissuasion nucléaire. Ceci fait, il faudra réviser la grammaire nucléaire apprise pendant la guerre froide qui, est devenue d’un seul coup obsolète. Et plus tard, planifier un retour à une coexistence pacifiée sur le continent européen et à une concertation stratégique raisonnée pour affermir la place de l’Europe dans une planète de plus de 8 milliards d’habitants.
Ensuite ne pas changer de concept de défense en pleine incertitude stratégique, ce serait bien imprudent. Le cœur de la défense de la France est depuis 60 ans sa dissuasion nucléaire stratégique autonome qui garantit ses intérêts vitaux. A cette assurance-vie autonome, elle consacre une bonne part de ses budgets militaires. Pourtant depuis le début de la guerre en Ukraine, la dissuasion nucléaire stratégique française n’a joué aucun rôle public pour rassurer les Européens et mettre en garde les Russes. Elle n’a pas été manœuvrée. Seul pays européen a en être dotée, la France a choisi de soutenir l’Ukraine dans un cadre euro-atlantique, hors publicité nucléaire. C’est peut-être qu’elle rencontre deux impératifs de cohérence difficiles à décliner.
Le premier est de ne pas chercher à remplacer la puissance nucléaire américaine, Son ampleur et son modèle diffèrent. Si la France peut continuer à signifier que ses intérêts vitaux ne diffèrent guère de ceux de ses voisins européens, elle ne peut définir ni parapluie, ni couverture élargie, ni parler de partage ou de stationnement nucléaire de réassurance chez un voisin. Sa force nucléaire stratégique est strictement nationale et c’est surtout à Moscou d’évaluer la dimension européenne des intérêts vitaux français et non à Paris de les préciser au profit de ses voisins inquiets. Mais on peut manœuvrer la dialectique dissuasive de bien des façons pour dissuader Moscou de tout coup facile sur nos voisins les plus fragiles et les plus exposés. Avec eux, on peut contenir la tentation d’intervention russe directe sur leurs fragilités sans avoir à tester notre posture nucléaire. Si la dissuasion n’est pas partageable, l’intimidation peut l’être. Et la dissuasion nucléaire n’est pas statique, elle se manœuvre dans l’incertitude.
Le second impératif est plus délicat à mettre en œuvre, il s’agit du renforcement de nos forces conventionnelles pour les rendre plus redoutables. Mais il ne s’agit pas de mener des combats de haute intensité comme on aime à le présenter mais de mettre en place des dispositifs militaires de protection de nos voisins fragiles. Notre choix de la primauté de la dissuasion exclut l’acceptation de la bataille rangée. Il est alors difficile d’apprécier nos besoins réels et on est tenté par mimétisme de se doter des moyens du champ de bataille terrestre actuel à l’exemple convaincant des forces ukrainiennes aux développements ingénieux et à bas coût. Or les leçons apprises du front depuis deux ans ne sont pas applicables à nos forces qui ne seront pas taillées pour combattre les forces russes mais pour protéger nos voisins fragiles. Laissons à d’autres armées européennes si elles le souhaitent le soin de se doter d’armes du champ de bataille.
Dès lors, les forces armées dont la France a besoin aujourd’hui sont d’abord celles qui servent ses forces nucléaires, ses moyens de renseignement, de communication et de surveillance aérienne et spatiale. Puis les forces de réassurance conventionnelle de ses voisins et les trains logistiques associés(voir Une nouvelle armée de terre et Armée de terre de demain). Enfin les forces de souveraineté ultramarine et de régulation stratégique dans le monde, partout où la France a des intérêts et des responsabilités. C’est déjà beaucoup.
III – Sur le terrain où en sommes-nous ? Ukrainiens et Russes sont à bout
La Vigie a régulièrement fait le point des opérations en présentant une appréciation militaire et une appréciation géopolitique (dernier billet paru : Billet 108 du 16 mars 2025). Que dire d’un point de vue stratégique ?
La défaisance ukrainienne actée à Washington n’est pas une déroute.
Car la nation ukrainienne a gagné de vive force ses droits à une existence en tant qu’Etat nation respecté. Et on l’aidera tous à se reconstruire. Mais faute d’avoir voulu ou pu établir une structure fédérale regroupant dans ses frontières légales de 1991 ses trois entités constitutives, (l’Ouest, l’Est et la Crimée), elle devra se replier à l’Ouest sur le terrain occupé par ses 80 % de citoyens libéraux et patriotes. Ses buts de guerre de reconquête totale de son territoire légal sont inaccessibles par le combat malgré la réactivité de ses forces. Alors l’Ukraine en guerre devra s’aligner sur le canevas d’arrêt des combats décidé à Washington sans discussions. Mais amputée des 20% de son territoire légal de 1991, pourtant garanti inviolable par le protocole de Budapest de 1994, elle devrait aussi retrouver une homogénéité qui lui faisait défaut.
Réévaluation à la baisse de la menace militaire russe sur les pays européens.
On a probablement surcalibré les buts de guerre du Kremlin ; ils n’étaient sans doute pas d’envahir toute l’Ukraine mais de la neutraliser. Cette erreur d’appréciation qui s’est propagée a dopé la guerre. Moscou voulait d’abord protéger les citoyens Est-ukrainiens russisés (russes ethniques et russophones historiques) de l’assimilation par leurs concitoyens Ouest-ukrainiens libéraux, qu’on a voulu forcer militairement à partir de 2018. En 2025, les buts de guerre russes outre la neutralisation de l’Ukraine de Kiev semblent être de stabiliser le front des combats le long du Dniepr et de recouvrer militairement la quasi-totalité des oblasts déjà intégrés politiquement dans la Rodina russe. Et un cessez le feu n’interviendra que lorsque la situation militaire vu de Moscou le permettra et que Washington aura mis le bon prix pour l’obtenir avant l’été. Et il est bien peu probable que l’on parle d’emblée de plan de paix au long cours.
On a craint que la menace militaire de la Russie gagne ses marches européennes. Dans ces régions et dans les marches caucasiennes existent comme en Ukraine de l’Est des minorités russisées et mal assimilées dans des Etats tournés vers l’UE. Mais cette menace imminente souvent exprimée relève tout autant de l’intimidation russe que de l’aventurisme des radicaux européens. Elle a peu de chance de se concrétiser au vu des dégâts causés par la guerre en Ukraine. Mais il faudra surveiller le sort de ces marches russisées et y respecter les équilibres communautaires réels, le Vice-Pdt US l’a claironné aux Européens. Et se préparer à faire face à des menées subversives croisées voire à des tests russes de la réassurance militaire française.
IV – Quelles perspectives d’ici la fin de l’année? Deux familles de pistes possibles
La confusion : poursuite de l’aventurisme trumpien (Canada, Groenland, guerre commerciale) sans réaction domestique organisée. La guerre en Ukraine suspendue à un statu quo mal ficelé, une esquisse d’armée européenne, une Ukraine mise au pas.
La surtension : affirmation de la radicalité poutinienne (Ukraine neutralisée, sanctions levées, impuissance d’une UE divisée). La pression russe s’accroit, le forcement américain de la paix disloque la société internationale, la France doit s’isoler.
A ce stade, aucune conjecture sérieuse ne peut être faite avant l’été.
Jean Dufourcq, stratégiste ; fondateur et directeur de La Vigie.
Source photo : https://www.revueconflits.com/leurope-voulait-la-paix-mais-doit-preparer-la-guerre/
On commencera par la partie III, exemple parfait et complet de ce qu’on aurait dû dire et penser pendant les 3 dernières années: je suis en accord complet notamment et évidemment sur l’absence complète de menace russe essentielle, l’épouvantail agité par Macron n’étant que communication, au départ dénuée de réalité mais grosse de graves conséquences.
Maintenant, il y est dit aussi d’autres choses.
La stratégie américaine, qui va se poursuivre au moins quatre ans, et beaucoup plus, possiblement, sera évidemment de s’arranger avec une Russie puissante et riche (le contraire de la stratégie de domination néo cons qui consistait à vouloir dominer ce qu’on voyait comme une zone corrompue à démembrer). Et cela sur le dos de tout le monde, de l’Ukraine évidemment (il faut un woke perdu pour continuer à soutenir au nom de la morale un pays dépeuplé, démembré, corrompu et proto nazi) et de l’Europe qu’on a commencé à pressurer (c’est le vrai sens des droits de douane décidés subitement) pour qu’elle ne gêne pas trop les accords à passer.
Comprendra-t-elle à temps qu’elle doit changer d’attitude ? Il y a des raisons pour cela.
La question de la « manoeuvrabilité » de la force atomique française est hautement discutable et on sent dans le texte les hésitations (naturelles et évidentes) qui en ruinent complètement le concept: centralité de la décision, impossibilité de la mise en oeuvre sans autodestruction complète. Elle ne peut servir à rien dans la situation qui nous occupe ici.
On oublie aussi de parler des pays à survoler lors d’une mise en oeuvre de la force aérienne française: ils seront rendus responsables par la Russie et menacés au préalable en cas de crise. Ils ne seront donc pas à l’écart du feu nucléaire en retour ni d’une prise en main militaire pendant l’escalade. À leur place, je m’inquièterais de la « protection » française, hors de propos et inopérante, voire dangereuse.
On oublie aussi ce qui pend au nez de l’Europe va-t-en-guerre actuelle: les décisions logiques à venir de l’Allemagne et de la Pologne de se doter d’armes nucléaires. C’est le vrai sens du « réarmement » européen en cours et qui conduit au vrai danger de la désolante gestion européenne de la situation: la prolifération des armes, déjà engagée par l’approvisionnement massif en armes conventionnelles de toutes les pègres européennes, dont l’aboutissement sera alors une prolifération nucléaire qui intéressera aussi fatalement la Turquie et l’Arabie Saoudite en plus de l’Iran.
Et la Russie laissera faire, ce sera son intérêt et elle est le diable, n’est-ce-pas ?
Car la guerre d’après pourrait être une guerre par proxy comme toujours, mais là dans l’autre sens, et le « réarmement » conventionnel européen sera d’abord confronté à la Turquie et aux diasporas musulmanes et africaines, encouragées en sous main car l’hostilité irraisonnée envers la Russie ne sera pas laissée sans réponse. Terrorismes et criminalités surarmées à tous les étages, plus une Ukraine « à reconstruire » dont la société a pris de mauvaises habitudes: assistanat, corruption et violence.
Ne pas réaliser la folie totale qu’est l’attitude européenne actuelle est signe d’un aveuglement complet.