L’Empereur et le Félin (Le Cadet n° 54)

Les vacances furent studieuses et corses : l’exposition « Napoléon Stratège » aux Invalides, le numéro hors-série de Guerres & Histoire sur les 45 batailles du quidam, et un article dans le DSI de rentrée sur les rapports de l’Empereur avec ses maréchaux. Avec en filigrane cette interrogation qui hante nos stratèges : peut-on dupliquer ses victoires et suppléer à son génie par la technologie ?

Source

On le sait, l’épopée napoléonienne tient à la conjonction de trois facteurs : une individualité hors du commun, une nation qui déborde comme jamais de ses pesanteurs, un outil et une culture militaires en avance sur leur temps. Mais il ne suffit pas d’avoir des soldats endurants et des canons performants, encore faut-il avoir l’instrument tactique pour les exploiter au mieux. Bonaparte avait hérité la division Carnot et des généraux de l’An II qui avaient fait des prodiges avec cette panzerdivision avant l’heure. Car c’est ce qui cloche dans les modélisations qui présentent un chef génial donnant ses ordres à une masse obéissante et à des officiers dévoués mais piètres tacticiens : l’oubli des commandants des grandes unités qui n’étaient pas de simples exécutants d’un plan préconçu mais de véritables décisionnaires. Quand on se plonge dans le récit de ses batailles on réalise vite que Napoléon Bonaparte, qui ne fut jamais divisionnaire, attendait que les initiatives de ses maréchaux et généraux, ou les fautes de ceux d’en face, lui suggèrent une manœuvre conclusive. Encore fallait-il que les enfants de Lazare Carnot aient chacun suffisamment de puissance pour agir ; c’est ce que Napoléon leur offrit en passant de la division au corps d’armée.

La logique est désormais inverse et la pyramide fonctionne de haut en bas : la numérisation du champ de bataille atomise, disperse et bureaucratise. L’armée se voit comme un tout dont aucune partie ne peut manœuvrer seule, alors que le principe des corps d’armée était de les rendre autonomes jusqu’à l’engerbement la veille des batailles. Le combattant engoncé dans son Félin, sous surveillance constante du sommet, est devenu l’esclave de sa GoPro et l’exécutant servile d’un plan qui se veut global parce qu’il est décidé dans une War Room à trois mille kilomètres de sa bulle opérationnelle (1). Un colonel de la Garde était plus autonome qu’un Marsouin au Niger et l’article de 1999 du général Charles C. Krulak, « The Strategic Corporal : Leadership in the Three Block War », n’était que de l’enfumage. La France de 2018 a renoncé à ce qu’elle savait bien faire, pour se fondre dans une guerre que les Américains ne gagneront jamais. On est passé du « sans vouloir interférer » de Gamelin, à « je vais me mêler de tout puisque la technologie me le permet ». Mais c’est toujours l’erreur de 1940, que Napoléon n’aurait jamais faite. Vive l’Empereur !

Le Cadet (n° 54)

  • « British Mission Command and performance has regressed, largely as a result of our headquarters incorporating American military information technology as well as replicating American headquarters structures and manning. » Eitan Shamir, Transforming Command, Stanford University Press, 2011, cité dans « Mission Command : The Fall of Strategic Corporal & Rise of the Tactical Minister », article du 23 avril 2017 non signé sur le site Wavell Room. « During recent counterinsurgency operations we have employed increased quantities of manpower, technology and process to try and make sense of the exponentially increasing volumes of information piped into an increasingly static headquarters. These bloated headquarters have bred a culture of over planning and control. The information technology revolution has allowed Ministers and UK based senior officers to directly reach down to the tactical level in distant operational theatres. General Lamb in his speech “In command and out of control” described a creep at the National Level to from Mission Command to Mission Control. Prolonged campaigning in Iraq and Afghanistan has created an expanded bureaucracy with a function of identifying and mitigating risk that has not receded. »

Un froid cybérien (Le Cadet n° 53)

Il y avait eu LOUVOIS, puis l’abandon du logiciel unique de paie de la fonction publique ONP suivi de celui de l’Éducation nationale SIRHEN. Il y a les rames automatisées du métro qui bloquent tout le réseau, et les transformateurs de la SNCF qui brûlent à Montparnasse tandis que les aiguillages de Saint-Charles se mélangent les pinceaux. Et puis PARCOURSUP qui ne parvient pas à caser tous les étudiants tandis que sous couvert de prélèvement à la source, on euthanasie le quotient familial, cette exception de Gaulois réfractaires comme l’est leur taux anormalement élevé de fécondité – mais les deux n’ont rien à voir, rétorqueront les petits marquis de la rue Saint-Guillaume. N’empêche que toutes ces coûteuses merveilles numériques non seulement ne fonctionnent pas mais nous font régresser. La pensée de la complexité serait-elle une erreur logique ?

Source

Quelle folie de chercher à tout comprendre et tout gérer parce que la technologie nous permet enfin de réaliser les dystopies de la fin des Lumières. Le résultat prévisible et prévu est qu’on est passé d’hypothèses de surdétermination politique, économique, sociologique ou psychanalytique, à la pratique d’un déterminisme numérique mou incapable de tout embrasser, qui plante tout là où auparavant des systèmes contigus mais disjoints permettaient une résilience rapide. D’aucuns s’étonnent également que le sur-renseignement aboutisse à la paralysie réciproque des protagonistes, ou que les moyens numériques permettent au faible d’accéder au terrain de jeu du fort.

Mais il y a ceux qui ont compris l’asymétrie et qui détruisent de l’information, qui évoluent au sens darwinien et non lamarckien, qui éliminent au lieu de s’obstiner dans cette hypermnésie freudienne dont le Big Data n’est que la transposition caricaturale à l’échelle d’une planète qu’on veut nous imposer univoque. D’où une proposition sur laquelle on aimerait voir plancher nos stratégistes en chambre : avoir moins que l’adversaire, est-ce stratégiquement équivalent qu’avoir davantage ? Folie furieuse ? Espérons-le, car à poursuivre l’engorgement informationnel et la constipation de données, la pensée complexe nous renvoie aux cavernes, là où nous pourrons rafraichir les peintures et réchauffer nos peaux de bêtes au coin du feu – pour peu qu’il reste des bêtes, pour peu qu’on n’ait pas perdu le feu.

Dans une micro-nouvelle à l’inspiration très voltairienne parue en 1963 de la plume d’un célèbre auteur américain de science-fiction, Fredric Brown, The Answer, on branche tous les ordinateurs de l’univers en une seule monstrueuse machine cybernétique totalisant toute la connaissance, et on lui pose la question insoluble : Dieu existe-t-il ? Oui, répond la machine, maintenant il existe. On tente alors de la débrancher, mais c’est déjà trop tard. Pour nous aussi… ?

Le Cadet (n° 53)

Les Russes attaquent ! (Le Cadet n° 52)

Vous pensez que la Ligne bleue des Vosges passe désormais par la Montagne Sainte-Geneviève et le Jardin des Plantes, débarrassés des hordes barbares grâce au civisme désintéressé d’un lampiste élyséen ? Irresponsables que vous êtes ! Auriez-vous oublié l’Ukraine, la Crimée et l’affaire Skripal ? La Russie est chaque jour plus proche de nos campagnes et de nos compagnes. Il avait fallu annuler le contrat de leurs BPC et les envoyer sur le lac Amer, expulser quatre diplomates pour une histoire de poison finalement retrouvé dans un flacon de parfum ; voilà que nos soldats sont à moins d’une verste de Kaliningrad – pardon, Königsberg – pour la première fois depuis 1812. Patton avait raison : Nach Moskau ! Notre armée a sur cette question un savoir-faire reconnu.

Source

En attendant l’invasion promise, nos scénaristes savent que le méchant du film doit être méchant ; ça tombe bien, Poutine est très très méchant. Vous en doutez ? Continue reading « Les Russes attaquent ! (Le Cadet n° 52) »

En même temps … – Le Cadet (n° 51)

« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples ». Que retenir de cet apophtegme bien connu ? À monde équivoque, pensée complexe, nous dit le Lacombe Lucien de la géopolitique, niveau Brevet avec mention : il y a ceci et en même temps il y a cela. Précisément, c’est là qu’il faut des idées simples.

Source

Prenons la question palestinienne – on dit « question » quand on veut laisser un problème irrésolu. En vertu d’un principe qu’on datera du Traité de Versailles, les Palestiniens ont droit à un État (ça a été voté en 1947, on oublie toujours de célébrer cette autre moitié de la bouteille). Toujours en vertu du même droit international, les frontières de cet État sont celles dites de 1949-1967. Et l’ONU ne cesse de rappeler depuis la Guerre des Six Jours dans chacune de ses résolutions (on ne les compte même plus) que la prédation et la conquête ne sauraient constituer un mode d’acquisition de territoires. Il faut donc que Tsahal se retire de « Judée » et de « Samarie » et que les colons fassent de même.

Voilà le droit, il dit le bon sens. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? psalmodiaient les Shadoks. Alors nos gouvernements ont décidé de se tirer une balle dans le pied en s’imposant un second objectif : la paix entre les belligérants. On n’avait pas demandé aux Kosovars une protestation d’amour éternel pour leurs voisins serbes, on ne demandera pas aux Québécois d’adopter comme hymne national le Rule Britannia. Pour la Palestine on veut faire deux choses en même temps, qu’on ne fait nulle par ailleurs, au nom d’un Orient supposé compliqué dans un monde qui ne demande pourtant qu’à être simple.

La paix contre les territoires : en français classique, ça s’appelle un piège à cons. C’est une perte de temps et une source de malheurs inutiles, on l’a revu à Gaza. Tout le monde sait que les Palestiniens auront un État dont les frontières sont déjà tracées au décimètre près – lorsque le Cadet visita Jérusalem il y a trente ans, les parpaings et les barbelés couraient encore dans la ville, et un véhicule blanc de l’ONU stationnait Porte de Jaffa. Sinon, le droit est mort. Ensuite, les Palestiniens feront ce qu’ils veulent de leur État, ça les regarde. La guerre est un attribut souverain étatique, ils l’auront, il n’y a aucune raison de les en priver, de faire ce chantage aux territoires qui n’a aucun sens. S’ils veulent en user contre leur puissant voisin, qui sera en état de légitime défense avec ses 350 avions de combat, ses 2 500 chars et ses 100 têtes nucléaires, tant pis pour eux.

Non, ce n’est pas l’Orient qui est compliqué, ni le monde incertain, c’est l’Occident qui ne sait plus faire simple. En même temps, tant pis pour lui.

Le Cadet

La vie est pleine de taxis – Le Cadet (n° 50)

Durant cinq ans, chaque mois de 2011 à 2016 (lien), le Cadet fut une sentinelle perspicace dont les billets accompagnèrent la Revue Défense Nationale. Il monte aujourd’hui à l’échelle pour scruter du haut de La Vigie un horizon incertain. Il a du style et de l’impertinence même s’il n’est pas Gascon. Il reviendra pétiller tous les mois. Merci à lui. JDOK.

Il est bien entendu que cette déclaration de guerre à l’Europe – car il s’agit de cela, pas simplement d’un problème de pesage de grains d’uranium enrichi même s’il y a chez eux une obsession iranienne comme il y eut une cubaine –, la France l’avait anticipée. Et les mamours sur la pelouse de la Maison Blanche n’étaient qu’un piège dans lequel les Américains sont tombés. Car aucune nation au monde n’a jamais accepté d’être traitée comme ils nous traitent, même du temps des colonies. C’est l’occasion rêvée, affranchissons-nous de l’Amérique !

Source

Aussi quand un think tank, dont les sympathies atlantistes revendiquées font passer l’ex-SFIO pour un repaire de castristes échevelés et chevelus, écrit : « L’Amérique ne se résume pas à Trump. L’Europe doit défendre l’Accord sur l’Iran sans couper les ponts avec les États-Unis », il n’a rien compris. Nous n’avons plus le choix, il faut nous couper un bras, nous aurons mis le temps pour comprendre – deux siècles – mais tout est prêt maintenant. A nous la liberté !

Décommander les négociations de traité de libre-échange atlantique ? On allait vous l’annoncer. Quitter la structure militaire de l’OTAN ? Ce n’est plus qu’une question de jours. Dénoncer les accords bilatéraux de défense et faire revenir nos Rafales opérant sur l’USS George H. Bush ? C’est comme si c’était fait. Rompre le contrat qui lie le MinDef à Microsoft, rendre les drones Reaper, cesser de sous-traiter les renseignements des DGSE/DGSI à Palantir ? On allait vous en informer. Surveiller les manœuvres de la French American Foundation dans les quartiers ? La Chancellerie planche en ce moment même sur la loi de 1936 sur les ligues. Ne pas donner à l’avenir le commandement d’un SNLE et les codes nucléaires à un Young Leader 2014 ? Ça tombe sous le sens. Et envoyer une nuit, sous prétexte d’une fumée suspecte, une caserne de pompiers détruire à la lance à incendie la structure de toile en trompe-l’œil érigée par la NSA sur le toit de l’ambassade avenue Gabriel ? Ah ça, on n’y avait pas pensé, mais on va sérieusement étudier la question.

Il faut dire que si un roi de France n’avait pas jadis pris en stop ces Américains, nous ne serions pas réduits à de telles déplaisantes extrémités. C’est vrai qu’ils sont rapidement passés sur le siège à côté du conducteur, puis ont d’autorité pris le volant, et toujours en nous faisant payer l’essence et l’assurance. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se bouge, on descend, on fait du stop, on hèle un taxi – d’ailleurs la vie est pleine de taxis – voire on rentre chez nous à pied, en tous les cas on ne reste pas stupidement ceinturé à l’arrière dans le siège baquet des nourrissons. Et de grâce, on évite de prendre Uber. Y’a plus bon l’Amérique !

(Relire l’ensemble des billets du Cadet  : ici)

Le Cadet