« La prévision est un rêve duquel l’événement nous tire », disait Paul Valéry. On aurait pu penser que les gouvernants du monde d’après changeraient de logiciel. C’est au contraire le grand retour en arrière, entre technocrates qui confondent la France et l’URSS de Brejnev et reconstituent un Commissariat au Gosplan, et conseillers qui décident arbitrairement qui aura des aides et qui disparaîtra. Ce n’est pas qu’un tropisme autoritaire, c’est une génération qui croit qu’une nation ressemble à ses jeux vidéo dans un monde régi par l’intelligence artificielle d’une puce de silicium, et se gouverne comme dans SimCity ou Civilization.
« Tout ce que nous avons appris, tout ce que nous avons projeté, modélisé, nous a permis de nous organiser » : non, ce n’est pas Gamelin qui a dit cela lors de la traditionnelle interview du 14 juillet dernier. Deux ans avant la Covid (n° 55), je citais déjà Valéry qu’il faut ici de nouveau solliciter : « Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables à l’aire d’action d’un pouvoir humain, se font sentir instantanément, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent. Les prévisions que l’on pouvait faire, les calculs traditionnels sont devenus plus vains que jamais ils ne l’ont été. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront prévisibles, moins les opérations politiques et même les interventions de la force, en un mot, l’action évidente et directe, seront ce que l’on aura compté qu’ils seraient. Ce n’est point qu’il n’y aura plus d’événements et de moments monumentaux dans la durée ; il y en aura d’immenses ! Mais il ne suffira plus de réunir le désir et la puissance pour s’engager dans une entreprise. Rien n’a été plus ruiné que la prétention de prévoir. »
Que n’apprend-t-on ce texte par cœur à Sciences Po et à l’ENA ? Sauvons les huîtres ! m’exclamai-je il y a un an (n° 63) en rappelant la saillie de Napoléon à Marmont au soir de la bataille de Znaïm. Mais qui sauver parmi ceux qui ont confiné la France au printemps, en pure perte, pour la reconfiner à l’automne tout aussi inutilement ? Qui ont échoué sur les lits d’hôpitaux ? Qui ont échoué sur les tests ? Qui ont échoué sur la traçabilité des malades ? Conjurant les morts et la récession, ils s’étonnent d’avoir les deux ; la Suède, qui a fait un arbitrage (n° 69, 70 et 71), n’a pas davantage de morts et surtout pas de récession. Inutile d’en accuser des Gaulois sacrifiés à l’autel d’un modèle déterministe désormais incapable de comprendre le monde, comme l’avait anticipé Valéry dès 1930.
Mais que peut faire d’autre une génération SimCity cramponnée à ses certitudes managériales, telles des huîtres à un poteau du bassin d’Arcachon ? Et encore les huîtres, parfois, donnent des perles. Rendez-nous au moins Marmont !
Le Cadet, n° 76