Au temps de ma jeunesse, les garçons qui lisaient dans la Bibliothèque Verte ce mystérieux Lieutenant X qu’on ne savait pas être l’identité de plume de Vladimir Volkoff, s’identifiaient à Langelot Agent Secret dont ils découpaient la carte en page de garde pour la plastifier.
Ils savaient qu’il y avait des Russes qui nous espionnaient et diffusaient de fausses informations, tentaient de retourner nos savants atomistes, venaient renifler nos bases de fusées et pêcher à la sortie de l’Ile Longue. Ma génération avait également compris que nos exportateurs trouvaient souvent de jeunes et accortes blondes en rentrant dans leur chambre d’hôtel moscovite truffée de micros et de caméras, qu’il y avait dans les hautes sphères de l’Etat des manipulations, des contre-manipulations et des manipulateurs manipulés, et qu’il ne fallait pas compter sur nos alliés américains qui n’étaient pas en reste, comme s’ils cherchaient à nous ôter la peine d’avoir à trouver des adversaires. La France ne s’en sentait pas pour autant en état de péril imminent et Langelot, notre blond héros gaullien, compensait la relative faiblesse de ses moyens par l’intuition, la manœuvre et la prise de contact et de risque, sans avoir à envahir l’URSS ni nucléariser le Kremlin.
En revanche, la présence de l’autre côté du Rideau de fer de dizaines de divisions motorisées soviétiques était autrement problématique. Ceux qui comme moi l’ont franchi à cette époque à un de ses points de passage, savent ce que c’était que de rouler entre deux rangées de T-62 stationnés sur les bas-côtés à moins de quatre heures d’autoroute de Strasbourg. Le vrai danger était là.
Mais aujourd’hui que les mêmes T-62 à peine modernisés progressent péniblement de demi-pâté de maisons en demi-pâté de maisons à 2 500 km du Pont de Kehl, la moindre intrusion dans le cyber devient une invasion, les manipulations d’informations mettent en danger la liberté de la presse et l’authenticité des scrutins, chaque jolie Slave est suspectée d’émarger au FSB et lorsque des avions russes s’aventurent au large de Saint-Pétersbourg où se trouvent nos Rafale, c’est tout juste s’ils n’ont pas été aperçus en bout de piste à Roissy. A croire qu’on n’est plus capable, au Quai d’Orsay ou à Balard, de résoudre un problème d’arithmétique niveau CM2 : à raison de 50 kilomètres en deux ans, combien de siècles faudra-t-il aux chars russes pour atteindre le bac de l’île de Sein ?
De quoi nos dirigeants ont-ils si peur – car c’est une peur panique qui les saisit depuis le début de l’année ? Il n’y a aucune menace directe contre la France, alors pourquoi monter dans les tours ? Subvertis par le wokisme, cette idéologie de pâquerettes recluses dans les campus américains où est poussé à son acmé le rejet des différences, des opinions et surtout des débats contradictoires, ils semblent incapables de discuter avec la Russie et de formuler les intérêts stratégiques de la France qui ne sont ni ceux de l’Ukraine, ni ceux de la Finlande, ni ceux de l’OTAN.
Contrairement à ce que d’aucuns prétendent, cette aphasie n’est pas le fruit d’une obstination idéologique ou la soumission à un suzerain américain qui lui-même est en train de tourner casaque, mais un bornage intellectuel et la peur d’avoir à réviser des hypothèses qui sont devenues des certitudes non falsifiables au sens où l’entendait Karl Popper. Auraient-ils en outre compris Clausewitz à l’envers, lorsqu’il écrit que la guerre est la continuation de la politique mais certainement pas son inéluctable aboutissement ? L’ont-ils même lu, alors que côté russe on ne cesse, depuis bien avant l’invasion de l’Ukraine, de faire encore et toujours de la politique ? Leur soliloque trahit leur immaturité là où les aventures de Langelot donnaient les outils pour comprendre le monde.
« Seul un esprit éduqué peut comprendre une pensée différente de la sienne sans avoir à l’accepter », écrivait Aristote. C’est donc qu’à Sciences Po ou chez Mac Kinsey, on n’a plus ni esprit éduqué ni les bonnes lectures. J’ai commencé à reconstituer ma collection chez les bouquinistes du Quartier Latin et des quais de Seine ; si la guerre froide y était en toile de fond, il n’y eut pas de Langelot en Russie et c’est dommage, certains en auraient vraiment besoin aujourd’hui. Reviens, Vladimir Volkoff, ils sont devenus fous !
Jean-Philippe Immarigeon