Le CEM 14 s’est tenu le 4 décemrbe 2018. De cette séance d’échanges sur le grand Sahara qu’a introduite Chekib Abdesallam et des débats qui ont suivi, on aura surtout retenu les facteurs déterminants suivants.
Un Sahara à l’histoire ancienne et au potentiel important. Le Sahara est un jeune désert de moins de 2000 ans qui succède à un bassin tropical qui s’est progressivement asséché, passant par une phase de type méditerranéenne avant de devenir cet espace désertique actuel. La mémoire en est restée dans la mythologie des peuples. Celle d’une certaine unité qui a facilité des alliances, des échanges et des métissages variés (absence d’idées de frontières). Pendant l’Antiquité, c’est une vaste mosaïque d’une vingtaine de kasbahs comme autant de petites principautés formant des pôles aux populations variées, Chorfas, Chérifiens, Alaouites… L’empire chérifien va les unifier dans une allégeance souple au Sultan avec une administration complète qui restera active jusqu’aux indépendances (Le Sahel reste dans le référentiel de ces peuples comme le prolongement historique, humain, culturel et économique d’un espace réuni). Dans ce système, les Arabes, Maures, Peuls et Touareg établiront des alliances familiales, culturelles et commerciales ; le Sahara central sera le moyeu de ce vaste système qui gardera la mémoire commune des rapports structurés d’antan. On l’appellera plus tard le Targuistan (il englobe le Sud algérien et le Nord du Mali versus l’Azouad). C’est une région riche, non seulement du commerce et du troc mais aussi de ses abondantes richesses énergétiques et minières du sous-sol (or, sel, pétrole, gaz, tungstène, terres rares, uranium, vanadium etc.). Cinq grandes mines d’or sont en exploitation (Agenor-Sonarem) depuis de nombreuses décennies. Et on assiste ces dernières années à une nouvelle ruée vers l’or, informelle et semi-clandestine organisée par des groupes de trafiquants dans la région. Dans cet espace, deux univers parallèles se côtoient et ne se reconnaissent pas, le premier populaire, solidaire, nomade, arabe et amazigh, l’autre, étatique, détenant la force publique, armées, maîtrisant les nouveaux centres urbains mais ne maîtrisant pas les grands espaces naturels. Dans cette configuration géopolitique complexe, force est de constater l’intervention de facteurs exogènes en concurrence entre eux dans cette région, n’en favorisant pas le développement et la stabilité (Chine, France, USA, Russie, Allemagne, Israël …)
Un Sahara soumis aux contraintes socio-politiques des temps modernes. Ce Sahara qui garde la mémoire de son histoire commune, est aujourd’hui restructuré par des États souvent lointains voire artificiels qui marginalisent et divisent ses populations, surtout les populations nomades décimées et prolétarisées par des longs cycles de sécheresse et de sous-développement humain accepté. Le peuple des Touaregs qui fut longtemps le trait d’union du Sahara s’est aujourd’hui dispersé. Ses « confédérations » distendues sont oubliées et l’autorité y a été souvent remplacée par une compétition qui fragmente ou atomise « sa patrie est l’exil ». Aujourd’hui deux univers se côtoient au Sahara qui ont tendance à se regarder sans vraiment se connaître. L’univers statique des États qui ne contrôlent que les chefs-lieux et un embryon d’administration, et l’univers mobile des nomades avec leurs flux multiples et leurs repères anciens et traditionnels. Les problèmes du Sahel sont liés à la non résolution du conflit de l’Azaouad et du Sahara occidental. En dépit des liens organiques anciens du grand Sahara avec le Maghreb, les populations sahariennes, multiples, sectorisées mais solidaires, sont en rébellion larvée ou ouverte avec les États riverains aux capitales éloignées. Seules interfaces entre ces univers, les guides le plus souvent touareg enrôlés par les armées et les douanes pour approcher et contrôler une civilisation saharienne inconnue, ignorée ou méprisée mais redoutée qui leur échappe. Si les tribus sahariennes participent activement à la vie sociopolitique en Libye, au Tchad et au Niger, ce n’est pas le cas en Algérie et au Mali où elles sont restées à l’écart et rêvent de l’Azaouad. De son côté, le Maroc conserve toujours vivantes ses racines millénaires sahariennes. En Algérie, elles sont très minoritaires et réparties en deux foyers, l’un dans le Sahara central de l’Ahaggar et l’autre dans le Tassili des Ajjer. Ces communautés servent de trait d’union sur les axes caravaniers et leurs nombreux carrefours dans le grand réseau du Sud du Maghreb.
Un Sahara qui dépend plus du Maghreb que du Sahel. Boumediene disait à Ouargla en 1975 que l’Algérie pouvait abandonner le Nord et garder le Sud, l’Algérie « utile »). Aujourd’hui, le terrorisme importé et favorisé par les facteurs endogènes est dopé par les commerces illicites qui le traversent du Sud au Nord et d’Est en Ouest. Il pose de nouvelles questions politiques et sécuritaires. Il est la source de l’enrichissement de nombreux commis de l’État et la différence entre le licite et l’illicite est impossible à évaluer. Et ce d’autant plus que pour exercer son activité, et donc se déplacer sur de très grandes distances, les katibas et groupes terroristes ont besoin d’une forte logistique (carburant, eau et pièces détachées). Les seules structures capables de diffuser ces produits vitaux sont au Nord, dans les confins maghrébins et liés à des circuits mafieux s’approvisionnant auprès des distributeurs étatiques. Les seules communautés sahariennes capables de faire circuler les informations sensibles sont celles des transporteurs, des nomades toujours en mobilité et des artisans, véritable réseau de renseignement régional que soutient un réseau satellitaire performant. Dans cette région immense, le trafic de drogue est devenu depuis 1992 un véritable fléau au pouvoir corrupteur de plus en plus décisif ; il a petit à petit remplacé les circuits de trafics des produits subventionnés par l’État algérien sur les axes Alger-Tam-Kano avec un trafic retour à base de cigarettes, d’alcools, de médicaments et de produits de contrefaçon, et autrefois les circuits libyens de produits japonais. C’est désormais une véritable mafia militaro-locale qui gère et administre le Sahara. Cette mafia classique commerçante a été bousculée depuis les années 2010 par une mafia religieuse intégriste venue de l’Est et soutenue par le Golfe, et qui combat les confréries maraboutiques pacifiques et traditionnelles de la région. La pression terroriste qu’entretient aujourd’hui Ilyad Ag Ghali est le produit des armes de l’arsenal à ciel ouvert de Guaddafi et de l’Algérie, alimente les informations des castes et des corporations de terrain des Touareg. Malgré une déperdition de la mémoire ancienne collective d’une région unifiée, le grand Sahara reste l’héritier d’une société d’hommes sans prison, sans police, sans gendarmerie, qui pratique l’hospitalité et dont l’identité et les principes vertueux sont portés par une langue partagée aux accents poétiques et aux valeurs chevaleresques. La notion d’allégeance aux hommes forts et bien nés reste dans cette confusion un élément essentiel et structurant.
Du centre saharien partagé aux périphéries étatiques lointaines, les distances sont considérables. Le rattachement du Sahara à l’Algérie indépendante consenti aux accords d’Evian a fait de ce grand Sahara central, un véritable no mans land et la plaque tournante d’un vaste réseau d’échanges entre des populations voisines partageant la culture nomade, une terre patrimoniale d’un pays indigène éloigné des capitales lointaines et étrangères. La citoyenneté saharienne structurellement diluée n’existe pas mais un sentiment communautaire d’hommes de culture nomade réunit les divers clans Touareg, Arabes, Maures et Berabiches …. Après « la décennie noire », les pouvoirs algériens ont repoussé militairement vers le Sud, et terre de leur apanage, les islamistes de l’Est algérien et leur ont enjoint de ne plus remonter vers la Kabylie. Après la guerre de Libye et la chute de Guaddafi, les forces touarègues enrôlées en Libye se sont débandées et sont revenues au Sahara, dont une partie affiliée aux circuits mafieux locaux a rejoint les islamistes algériens aguerris et expérimentés. C’est cette réalité multiple et complexe du Grand Sahara en rébellion larvée qu’affrontent aujourd’hui la Minusma et l’opération Barkhane. La prise en charge par une force militaire régionale ne pourra se faire qu’en mettant en ligne des moyens militaires des dix pays du champ sahélien. Et de façon évidente l’Algérie et le Maroc devront y conjuguer leurs efforts. Mais l’hypothèque polisarienne interdit encore toute convergence d’intérêt et combinaison d’efforts. Malgré l’approche militaire, la région a surtout besoin de solutions politiques et de développement. Sans paix durable, sans reconnaissance et sans considération des communautés saharienne et des peuples nomades, la région sera toujours confrontée au dilemme de l’instabilité et de la paupérisation.