De l’affaiblissement au règlement politique (A Oudot de Dainville)
Le lapin doit quitter les phares pour vivre sa vie
Au moment où l’on annonce le lancement des travaux d’une revue stratégique express confiée au nouveau secrétaire général à la défense et la sécurité nationale, l’ambassadeur Nicolas Roche, La Vigie accueille avec grand intérêt les réflexions politico-stratégiques d’un membre éminent de la section militaire de l’académie de marine, l’amiral Oudot de Dainville, ancien chef d’état-major de la Marine (2005-2008).
Face aux tentatives de paix en Ukraine les Européens sont accusés d’aveuglement comparable à celui d’un lapin paralysé par les phares d’un véhicule. Essayons de les éteindre pour comprendre les défis qui les attendent.
Premier constat : l’aveuglement à court terme sur l’Ukraine. A l’échelle mondiale la Chine pose à terme un défi à toute la planète d’une autre dimension, économique et militaire. Elle remet en cause les institutions et le droit international pour remettre l’Empire au milieu du globe.
Cet arrière-plan esquissé, le rôle des Etats-Unis a été majeur dans la guerre en Ukraine, motivé par le postulat hérité du président F. D. Roosevelt, qui expose que l’on ne peut combattre qu’un ennemi à la fois. Le souci d’affaiblir la Russie avant de se consacrer pleinement à la rivalité avec la Chine était théorisé par la Rand Corporation en 2019. Quand cet objectif apparut difficilement atteignable, le Think Tank dès 2023 recommanda un règlement politique pour porter sans entrave les efforts ailleurs. Changement de stratégie, concentration des efforts sur la Chine, partenariat avec la Russie. Ce virage prend les Européens à contrepied, et les pousse à revoir leur stratégie. L’éventuelle levée des sanctions en sera le révélateur.
Que ce soit en 2014 en Crimée et en 2022, la Russie a violé le droit international pour continuer la politique par d’autres moyens, sous deux prétextes : guerre préventive en 2014 quand est arrivée à Kiev avec des soutiens extérieurs une personnalité hostile à la Russie qui menaçait la pérennité de la base stratégique de Sébastopol ; opération spéciale en 2022 pour couper l’herbe sous le pied à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et éloigner la menace missile, la même qui à l’envers avait provoqué la crise de Cuba en 1962. Ces agressions démontrent que quand pour les Russes, la ligne est rouge, elle est dangereuse, contrairement à l’Amérique du président Obama, plus souple en Syrie sur l’utilisation d’armes chimiques en août 2013.
Les années de guerre pour empêcher l’Ukraine d’entrer dans l’OTAN expliquent le refus russe de contribution de l’Alliance à une mission de maintien de la paix sur les rives du Dniepr. Néanmoins l’ensemble des nations européennes aspire à une architecture de sécurité sur le continent européen, car la remise en cause des frontières de l’Ukraine peut réveiller des revendications endormies. Relancer si c’est possible le rôle de l’OSCE ne peut se faire qu’en la recentrant sur la « real politik » et en bravant le manque d’empathie américaine. L’Europe unie forte de 450 millions d’âmes ne peut qu’inspirer le respect aux 144 millions de Russes disséminés partageant une frontière avec son puissant voisin.
Mais la Russie qui n’a pas été anéantie par cette guerre peut rêver aux ambitions du tsar Pierre le Grand. En Europe, le penseur russe Sergueï Karaganov disserte sur la désaméricanisation du continent, c’est à dire sa coupure d’avec le monde anglo-saxon. Y contribuer serait tomber dans le piège tendu par le maître du Kremlin pour s’affirmer. C’est probablement sur ce dossier que l’Union européenne peut agir avec volonté et liberté. La France sous sa double casquette de pays nucléaire et de membre permanent du conseil de sécurité des Nations Unies peut jouer un rôle important, en scrutant avec circonspection le dialogue russo-américain, comme ce fut le cas du temps de Reagan avec Gorbatchev. Mais gageons que le lapin reviendra vite à son terrier américain, qui saura lui tendre la carotte au bon moment.
La doctrine russe affirme pouvoir trouver les ressources nécessaires à son développement dans l’exploitation des réserves de l’Arctique, nouvel eldorado, nouvelle routes maritimes et sous-marines. Cette région est épiée par la Chine, ce qui explique la mansuétude de Pékin pour le partenaire russe, le même qui la dérange en troublant l’ordre mondial et la stabilité économique par son agression en Ukraine. Mais la route arctique de la soie et les terres rares en valent la chandelle. Les partenaires de l’Union européenne ne peuvent laisser tomber ni le Groenland ni le Danemark des visées proclamées des Etats-Unis et cachées de la Chine sans fragiliser leur frontière du Nord.
Dans le continent africain, la Russie cherche des ressources dans le sous-sol mais aussi le soutien du Sud global à sa politique. L’Union européenne avec un pragmatisme déshabillé de l’idéologie doit s’investir dans ce théâtre par où transite 60 % de la cocaïne qui l’inonde et le terrorisme qui la mine dans laquelle elle trouve la profondeur stratégique sur ces menaces existentielles.
La Russie cherche aussi la régionalisation des échanges commerciaux pour échapper au contrôle des mers par l’Occident et l’accès à la technologie pour industrialiser une économie de rente, dont vient d’être chargé un envoyé spécial. Les entreprises européennes doivent résister à la séduction et au pillage.
A plus long terme la Russie et les Etats-Unis ont entamé la confiance des pays du Sud global, par le lâchage des dirigeants qu’ils soutenaient, Bashar El Assad pour les uns, Moubarak et Zelensky pour les autres, et en révisant leurs engagements comme la charte américano ukrainienne de novembre 2021.
Le soutien de l’Europe à l’Ukraine l’a disqualifiée pour accueillir les pourparlers de règlement politique. Elle s’efface devant les puissances sunnites rivales, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Cette dernière, forte de sa diplomatie agressive, de son influence nouvelle en Syrie et de sa pénétration en Afrique lance un sérieux défi à la rive nord pour le contrôle de la Méditerranée, où la liberté d’action européenne est menacée à terme.
L’Union européenne n’a plus le temps de défendre des idéologies généreuses. Seuls le réalisme, la rationalisation de ses structures, le respect ou l’évolution du traité de Lisbonne et la cohérence avec les Etats-Unis lui montreront la voie pour protéger les intérêts de ses peuples.
Le lapin doit quitter les phares pour vivre sa vie.
Amiral Oudot de Dainville
de l’Académie de marine