Dissuasion inversée ( LV 168)

La pensée stratégique française de la dissuasion nucléaire est traditionnellement dominée par une vision, extrêmement réaliste. La dissuasion du faible au fort est efficace et évidente. En réalité, des calculs purement matériels ne suffisent pas à expliquer l'usage, mais surtout le non-usage de la bombe nucléaire en premier
La pensée stratégique française de la dissuasion nucléaire est traditionnellement dominée par une vision, extrêmement réaliste. La dissuasion du faible au fort est efficace et évidente. En réalité, des calculs purement matériels ne suffisent pas à expliquer l'usage, mais surtout le non-usage de la bombe nucléaire en premier depuis 1945. Il faut prendre notamment en compte des facteurs normatifs comme celui du "tabou nucléaire": qui est véritablement dissuadé de faire quoi ? La question est plus ouverte qu'il n'y paraît.

C’est un secret de polichinelle. Dans les cursus de formation militaire, les cours sur le Nucléaire, Radiologique, Biologique et Chimique (NRBC) emplissent les stagiaires d’ennui et les militaires peinent à déguiser leur lassitude et leur désintérêt du sujet, malgré les sempiternels exemples de la 1ère guerre mondiale, de l’attentat dans le métro japonais ou l’énumération des différents effets d’une bombe atomique… Gageons qu’au plus profond d’eux-mêmes, ils manifestent en réalité un refoulement psychologique : viscéralement démobilisés par ce type d’armement « non-conventionnel », ils refusent d’imaginer pouvoir en être les victimes en cas de conflit. Alors, ils remettent en cause la probabilité d’occurrence de l’événement (usage d’une telle arme) à un niveau si proche de zéro, que malgré son impact gravissime, le risque brut en apparaît négligeable. Les mesures d’atténuation du risque semblant dérisoire (notamment la panoplie de protection individuelle) et relever d’une pensée magique, le risque net résiduel est considéré comme acceptable. Cet état d’esprit domine largement chez les militaires du terrain pour qui le nucléaire est perçu comme une arme de « non-emploi », à cause de l’effet polluant des radiations, sans distinction de l’ami ou de l’ennemi, d’autant plus que l’arme présente peu d’intérêt tactique et que la composante nucléaire terrestre a été abandonnée.

La dissuasion : un débat fermé ?

Cette posture déborde fatalement sur la pensée stratégique : or celle-ci est largement dominée par ceux qui mettent en œuvre les deux composantes, marins et aviateurs. La composante sous-marine permet d’atteindre – théoriquement – n’importe quel endroit de la planète avec une certitude quasi-totale de riposte imparable. La doctrine de dissuasion française est vécue comme une évidence par les stratégistes qui en sont les gardiens. Pour eux, il n’y a plus matière à débat. En apparence.

Quelquefois, des voix discordantes se font entendre, comme dernièrement celle du Gal Desportes dans la Revue Défense Nationale. Il évoque l’isolement de notre posture de dissuasion nucléaire, séparée artificiellement des autres fonctions stratégiques. Mais y a-t-il encore débat ?

La dissuasion réaliste stabilisatrice

Notons qu’historiquement, le pouvoir égalisateur de l’atome a eu un effet stabilisateur sur les relations internationales : il n’y a pas eu de troisième guerre mondiale au XXe siècle. Toutefois, il est toujours dangereux de réduire une situation complexe à une explication simpliste et unique. Peut-on vraiment dire que c’est seulement grâce à la bombe ?

Les réalistes, tenants d’une dissuasion du faible au fort « à la française », sont avocats de la théorie dite de l’effroi. Il s’agit de vaincre la résistance psychologique de l’ennemi en le dissuadant d’agir, par la menace en retour d’une frappe nucléaire aux effets inacceptables : ainsi n’est-il pas besoin d’éprouver sa force physique en lui faisant une guerre d’attrition pour de vrai. La réussite de cette dissuasion serait pour nous l’art suprême, la sécurité garantie. La bombe nucléaire provoquerait un effet inhibiteur chez l’adversaire : à la suite d’un calcul rationnel (coût/bénéfice/risque), il se rendrait à l’évidence qu’un conflit contre la France n’aurait aucune issue positive.

Notons tout de même que l’effet stabilisateur de la force nucléaire a été tout relatif pendant la Guerre froide : les stratégies ont été indirectes et s’il n’y a pas eu de batailles rangées, mais plutôt des conflits « limités », ils n’en sont pas moins restés meurtriers ! Malgré les arguments avancés par les réalistes, ceux-ci ne permettent pas d’expliquer plusieurs anomalies.

Anomalies

Tout d’abord, les États dotés d’armes nucléaires n’en ont pas fait usage, alors qu’ils l’auraient pu : les États-Unis en Corée ou au Vietnam ; l’URSS en Afghanistan. Ensuite, des pays non dotés de l’arme nucléaire, donc théoriquement plus faibles absolument, n’ont pas hésité à attaquer des pays dotés de la bombe ou des coalitions qui en avaient : rappelons-nous la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, la guerre des Malouines ou la première guerre du Golfe. Enfin, des pays qui auraient pu techniquement et financièrement se doter de l’arme nucléaire ont choisi de ne pas le faire : la Suède ou la Suisse ne sont par exemple, pas couvertes par des alliances militaires.

La bombe nucléaire ne serait donc pas forcément la panacée pour se sentir en sécurité et la dissuasion nucléaire ne serait pas la solution universelle évidente ?

Le tabou nucléaire

Le non-emploi de la puissance nucléaire et l’échec de la dissuasion dans certains cas précis démontrent les limites de la théorie de l’effroi et de l’efficacité réelle de la dissuasion. Dans un article célèbre de 1999, la chercheuse américaine N. Tannenwald, grâce à un travail d’archives notamment, a avancé l’hypothèse du « tabou nucléaire » (ici) pour expliquer ces anomalies. Dès la guerre de Corée chez les dirigeants américains et de manière plus explicite ensuite, le facteur normatif semble avoir pris le pas sur le calcul simplement militaire et réaliste. Il ne remplace pas les fondements rationnels de la dissuasion, mais ce « tabou nucléaire » sur l’emploi en premier de la bombe nucléaire s’est ancré progressivement dans les esprits. L’option nucléaire envisagée en Corée n’en était plus une en 1991 face à l’Irak de Saddam Hussein.

Quel paradoxe ! Alors qu’en théorie réaliste, la dissuasion nucléaire vise la sécurité absolue en inhibant l’adversaire, le « tabou nucléaire » devient une contrainte dans le processus de planification opérationnelle, limitant ainsi notre propre liberté d’action ! Nous nous dissuadons nous-mêmes.

Inversement de l’inhibition

On assiste alors à un renversement du pouvoir inhibiteur de la bombe nucléaire : alors qu’elle est censée inhiber l’action de l’ennemi, elle finit par inhiber notre propre action. Quel intérêt alors pour la bombe ? Au lieu de raisonner en arguments rationnels tels que coût, bénéfice, utilité, valeur de la cible, des considérations éminemment plus subjectives monopolisent la pensée : opinion publique, cote de popularité, soutien international, jugement de l’histoire, moralité… Force est d’ailleurs de constater que le non-emploi en premier de la bombe nucléaire peut s’apparenter aujourd’hui à du jus cogens, un droit coutumier international, qui n’a d’autre fondement que le droit naturel.

Le caractère inversé du facteur inhibiteur de l’arme nucléaire affaiblit la posture dissuasive : si on n’a pas la véritable volonté d’employer la bombe, la dissuasion perd en crédibilité.

À l’heure de la « guerre au milieu des populations », même si l’expression est passée de mode, l’emploi de l’arme nucléaire semble plus compromis que jamais. Le caractère non-discriminant d’une telle arme est contraire aux principes du droit des conflits armés, mais même des « bombinettes » aux effets radioactifs limités n’ont pas le vent en poupe.

Un État non doté de l’arme nucléaire peut alors décider d’attaquer un État qui l’est (échec de la dissuasion nucléaire), provoquant un conflit – qui d’ailleurs ne serait pas nécessairement symétrique – en misant sur le paradoxe suivant : malgré une faiblesse théorique absolue au niveau stratégique, il compte gagner une supériorité pratique relative au niveau opératif. Le calcul peut s’avérer payant

Un autre facteur risque d’encourager des États dans cette voie : l’obsolescence des vecteurs de lancement. Une bombe nucléaire n’est rien si elle ne peut pas être acheminée précisément sur une cible voulue. L’intérêt de certains pays pour le secteur spatial (maîtriser l’envoi d’un satellite en orbite) tient aussi à l’acquisition de la capacité d’utiliser des missiles balistiques : la technologie est duale. Or, beaucoup d’arsenaux et de missiles sont anciens. Jadis fleurons de l’armement moderne, dans quel état sont-ils véritablement aujourd’hui ? Secrets bien gardés, mais le doute est permis.

Et si en théorie réaliste, le doute bénéficie toujours au détenteur de l’arme, avec l’inversion et l’inhibition d’emploi évoquée ci-dessus, le doute pourrait au contraire bénéficier au perturbateur stratégique voulant défier une puissance nucléaire en comptant sur le non-usage de la bombe. Voici peut-être une raison supplémentaire du retour de la rhétorique sur la haute intensité que nous avons discuté dans notre précédent numéro (LV 167). Il semble clair que si notre propre territoire était directement et grandement menacé, l’inhibition d’utiliser l’arme nucléaire disparaîtrait. Mais aujourd’hui, nous n’avons pas d’invasion à redouter et nos voisins sont des amis et alliés. La difficulté réside ailleurs, sur un théâtre décentré.

Prenons le cas de tel théâtre périphérique, lieu de stratégies indirectes. Des factions s’affrontent et sont soutenues par des puissances extérieures, dont la France. Si demain ces soutiens, puissances non nucléaires, déployaient progressivement mais ouvertement des contingents nationaux, lourdement armés, et que la France suivait cette montée en gamme, le conflit pourrait se transformer en affrontement symétrique sans aucune éventualité d’usage nucléaire par aucune partie. Nous pourrions choisir l’escalade vers la haute intensité, sans tutoyer le seuil nucléaire (LV 122) ou nous retirer. Notre qualité nucléaire n’aurait en rien dissuadé l’adversaire.

JOCV

Pour lire l'autre article du LV 168, "Du nouveau au Moyen-Orient", cliquez ici

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