Les leçons très actuelles du dialogue mélien (J. Vujic)

L'ordre international entre force brutale et puissance instituante : le risque de la guerre perpétuelle
Les leçons très actuelles du dialogue mélien (J. Vujic)
Photo Radio France

La séquence du bureau ovale de la Maison Blanche, qui ressemblait plus à un spectacle de télé-réalité qu'à une négociation diplomatique classique, a eu le mérite de remettre au goût du jour, certes brutalement, une réalpolitique décomplexée, exclusivement fondée sur le rapport de force et les seuls intérêts.


La réthorique disruptive trumpienne aux velleités annexionnistes du Groenland et du Canada confirme au yeux du monde le retour d'une Amérique à un modèle de domination de “République impériale“, qui entend privilégier l'agenda exceptionnaliste géopolitique américain, en traitant prioritairement avec la Russie et avec la Chine, sans se soucier des aspects moraux d'une paix juste en Ukraine, ni d'ailleurs d'un quelconque rôle  géopolitique indépendant de l'Europe.

Grâce à un long raccourci historique, les Etats Unis de Trump semblent revêtir les habits et le rôle d'Athènes dans le fameux dialogue mélien évoqué par Thucydide, dans l'Histoire de la guerre du Péloponnèse, lorsque les Athéniens  exigent de la cité de Mélos de céder afin de pouvoir négocier avec elle, qu’ils viennent assiéger, alors que la cité de Melos oppose le droit en estimant que cette invasion est interdite et contrevient aux règles communes en vigueur dans le monde grec.

Ce dialogue  trouve ainsi une résonance particulière  dans la situation géopolitique de Taïwan dans ses relations avec la Chine, mais aussi, à travers la position impérialiste de la Russie Poutinienne pour justifier son intervention militaire dans le Donbass et en Crimée. Il est vrai aussi que dans le cas d'un déréglement de l'ordre international et de crise internationale, la menace d'utiliser la force par un membre permanent du Conseil de sécurité, corroborée par son  droit de veto ajouté au spectre de l'emploi de l’arme nucléaire, en viendrait à valider les leçons de ce dialogue mélien, lequel en recourant au discours de la force finit par s’imposer  au droit avec pour conséquence un lot d’injustices et de drames.

Le dialogue mélien pose aussi la question du choix entre la paix par la force ou la paix par le droit, qui met en exergue aussi deux conceptions différentes de l'ordre international, l'une fondée sur le seul rapport de force et les intérêts géopolitqiues et économiques, l'autre fondé sur le respect du droit international, le multilatéralisme et une approche contractuelle des relations internationales. En effet, d’Érasme à Kant, en passant par des juristes tels que Grotius et Pufendorf et l’Abbé de Saint-Pierre par son « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe », le paradigme de la paix perpétuelle était au centre de la réflexion sur la nature des rapports entre les peuples. La pensée iréniste a largement influencé les élites libérales occidentales, qui depuis les années 1990 ont cru bannir toute forme de conflit dans le cadre d'une sorte de « fin de l’histoire », s'évertuant de croire en une paix globale garantie  par un ordre fondé sur le droit et le marché stabilisateur, ce qui a aboutit à un désarmement moral et militaire de l'Europe.

En effet, si l’agression de l’Ukraine par la Russie marque  la « fin d’une ère », elle marque aussi la fin d’une certaine idée du système international, mûrie en Europe depuis le XVIe et concrétisée á la fin de la Seconde guerre mondiale, celle de la paix par le droit. Au contraire, depuis le 24 février 2022, nous assistons à une mutation de la dialectique conflictuelle par le retour non pas de la guerre,  qui constitue un constante cyclique, mais d’un risque de guerre perpétuelle, un risque perpétuel d’affrontements inattendus et fulgurants. Une belligérance néohobbesienne (Bellum omnium contra omnes), caractérisée par une prolifération de multirisques sécuritaires  au nivau global. Un état chaotique et quasi imprévisible des relations internationales où s’étend un nouveau « brouillard » de la guerre hybride, à laquelle nos appareils catégoriels de  réflexion ne permettent plus de répondre de façon certaine. Dans ce climat d'incertitude stratégique,  nous serions alors plongés dans l'ére de l'a-paix, ou notre structure mentale serait dans une sorte d'état liminal entre guerre et paix:

Bien sûr, si le recours à la force en tant qu' ultima ratio regis, afin de s'opposer à un adversaire et conserver sa liberté, constitue une nécessité légitime dans les relations internationales, la force brutale seule, mal encadrée et orientée, peut conduire à la démesure, à l’hubris tant redoutée des Grecs, qui est d'ailleurs à l'origine de l'effondrement de tout empire, évoqué par l'historien Paul Kennedy dans The Rise and Fall of the Great Powers, à travers le phénomène de sur-extension territioriale. La force se constitue alors en violence absolutisée, tout en étant légalisée, ce qui est au coeur de l’étrange paradoxe de la force, que Thucydide et Xénophon ont evoqué dans leurs œuvres.

En effet, la raison du plus fort démesurée sans dimension axiologique d'équilibre, étant contagieuse, serait alors à l'origine de retournements perpétuels d'alliances fluides et opportunistes (phénomène du multi-alignement contemporain), et l'histoire l'a montré dans l'exemple de l'expansionnisme athénien qui a été à l’origine du basculement des alliances contre Athènes. D'autre part, la multiplication, aujourd'hui, de guerres « par procuration » au niveau mondial, illustre bien ce désordre mondial, avec le jeu des alliances  et de tous les risques d’escalade que cela comporte,

Ainsi, si la guerre ne poursuit aucune dimension téléologique et politique dans une conception clausewitzienne (la guerre comme « continuation de la politique »), il est certain qu'elle dégénérera davantage dans un chaos, un hubris incontrôlable. En effet, la seule conclusion d'une „paix négative“, comme seule absence de guerre (en la forme de cessez de feu fragile, de trêve ou de gel des lignes de fronts), sans comporter des conditions sécuritaires et géopolitiques, ne suffira pas à imposer dans le long terme, une paix juste et durable. La vertu (la virtus), la mesure (phronesis) sont à la base de toute vraie puissance (vir en latin). Ainsi, le pouvoir institué de la force brutale sans la vertu ne peut produire un ordre géopolitique stable et durable. Seule, la puissance instituante légitimée par un prince supérieur, qui repose sur un ordre territorialisée ou la fonction de souveraineté se réalise dans sa plénitude, sera en mesure d'établir une “communauté de sens“, un Nomos légitime et cohérent dans l'ordre international.

Jure Georges VUJIC, Géopoliticien et diplomate, diplomé de l'Ecole de guerre des forces armées croates,  directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, chercheur associé de l’Académie de Géopolitique de Paris (AGP), membre du Conseil scientifique de la revue Géostratégiques de l’AGP.

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