LV 175 : Vingt ans après (le 11 septembre)
Qui se souvient du 11 septembre ? Beaucoup moins de gens qu'on le croit alors que ce fut le premier événement ayant une résonance immédiatement mondiale, victoire stratégique des agresseurs. Elle marqua un tournant de l'Amérique, qui n'est pas aussi définitif qu'on leQui se souvient du 11 septembre ? Beaucoup moins de gens qu'on le croit alors que ce fut le premier événement ayant une résonance immédiatement mondiale, victoire stratégique des agresseurs. Elle marqua un tournant de l'Amérique, qui n'est pas aussi définitif qu'on le dit ; l'islam politique est apparu central, même si personne ne sait s'il est vraiment durable. Enfin, le 11 septembre marqua le début des désillusions européennes dont nous ne sommes pas sortis.
ui se souvient du « 11 septembre » ? Longtemps, chacun se rappelait le moment où il avait appris la nouvelle et vu les tours jumelles s’écrouler. Mais si vous donnez un cours à des étudiants, vous vous apercevrez que la génération montante n’adopte plus cette référence. Déjà, l’émotion suscitée par Charlie s’évanouit des mémoires. Quant à la chute du mur de Berlin, qui fut pour une génération un moment historique comme il s’en voit rarement par siècle, revêt-elle encore de l’importance aujourd’hui ?
Il est donc temps de faire le bilan du 11 septembre.
Images du « 11 septembre »
Les attentats du 11 septembre sont d’abord une image, une émotion, partagée instantanément par des milliards d’humains. L’histoire connut déjà de grandes émotions populaires, bien sûr : pensez à la fête de la Fédération en 1790, au défilé de la Victoire en 1919, à la Libération de Paris ou même à la joie des Berlinois un soir de novembre 1989. Pourtant, ces émotions étaient soit localisées en un lieu (une ville), soit anticipées, permettant à chacun de « participer ». À défaut d’être sur place (dans les rues de Paris fin août 1944), on ne célébrait pas l’événement sur le coup (la prise de la Bastille ou l’armistice du 11 novembre) mais on fêtait sa première commémoration.
Avec le 11 septembre 2001, le siècle s’ouvrait par un événement d’emblée mondial, soudain, surprenant et symbolique. Internet était peu répandu mais les télévisions d’information continue diffusaient déjà les images en boucle, suivant cette répétition hypnotique à laquelle elles nous ont depuis habitué. Le 11 septembre fut d’abord cela : une émotion collective mondiale et immédiate qui constitua donc d’emblée une victoire rhétorique des agresseurs.
Voici peut-être la seule révolution stratégique de ce jour-là, celle du surgissement de la communication instantanée, puisque les échafaudages intellectuels qui suivirent pendant deux décennies sur le terrorisme, l’asymétrie, les opérations de contre-insurrection (COIN) les guerres irrégulières ou hybrides laissent le sentiment d’un ragoût indigeste et rarement convaincant. Tout n’est bien sûr pas à jeter mais force est de constater que ni l’Amérique ni l’Europe n’ont su gagner depuis 2001 une des guerres qu’elles ont décidé de mener.
Le destin de l’Amérique
Le 11 septembre fut d’abord une affaire américaine. Peut-être sommes-nous en présence de la dernière affaire américaine qui fut d’emblée mondiale. Mais 2001 intervient après une décennie de triomphalisme américain, où les États-Unis célébraient leur puissance « indispensable » et « bienveillante », où d’autres s’émouvaient de son « hyperpuissance ». Au cours de ces deux dernières décennies, on a beaucoup discuté du déclin américain et le retrait brutal d’Afghanistan a relancé une fois encore ce faux débat.
Fermons-le d’un mot : il y a certes déclin par rapport au sommet de la décennie 1990, peut-être même par rapport à une domination qui suivit la Deuxième Guerre mondiale. Notons pourtant que dans ce dernier cas, le défi soviétique mettait Washington à l’épreuve (tout comme le défi chinois aujourd’hui). Il reste que ce déclin paraît relatif et que les États-Unis demeurent une superpuissance et, toujours, la seule puissance réellement globale.
Mais le 11 septembre déclencha aussi une hybris américaine, cette ivresse de colère du géant qui déploie sa force sans mesure. L’Amérique y prêta une idéologie (le néo-conservatisme) et surtout une puissance matérielle mêlée de beaucoup de mauvaise foi et d’incompréhension du monde. Les taliban en Afghanistan furent rapidement punis, puis on alla sans vraie raison en 2003 en Irak pour l’abandonner sèchement en 2011 et être obligé d’y revenir en 2014 pour chasser l’EI. Le lion blessé donnait des coups de pattes à tout son entourage. La prise de conscience de ces erreurs suscita deux réactions : l’obsession de la Chine, conforme au besoin de fabriquer un ennemi comme l’Amérique les rêve, aiguillon de ses fantasmes et de sa réaction, mais aussi nostalgie de cette Guerre froide bipolaire qu’elle avait gagnée ; et le rêve de sortir de ce monde qu’elle ne comprenait pas (qui poussa Trump à affirmer de vieilles valeurs d’une Amérique tellement distincte du « reste du monde » qu’elle était seule).
Épuisée par ces deux décennies, résolument tournée vers la Chine, l’Amérique s’imagine aujourd’hui pouvoir négliger les vieux théâtres : Europe, Russie, Proche- et Moyen-Orient, afin de construire une nouvelle alliance universelle du bien pour endiguer le nouveau rival. Qui ne voit pourtant qu’elle reproduit un vieux schéma qui ne s’applique pas au monde contemporain ?
Face à des alliés qui refusent de transformer leur Quad (Australie, États-Unis, Inde, Japon) en une sorte d’OTAN d’Asie, face à des partenaires asiatiques qui savent qu’ils ne peuvent pas affronter frontalement le voisin chinois, face à des alliés européens qui font semblant de se croire un intérêt indopacifique mais restent obnubilés par une Russie qui n’est pourtant plus une menace, face surtout à une Chine qui est d’abord un partenaire économique structurant en même temps qu’un rival stratégique, les États-Unis poursuivent une politique d’apparence traditionnelle mais qui paraît inadaptée et qui en tout cas ne convainc personne.
En fait, l’Amérique ne sait plus quel destin manifester.
L’islam politique est-il durable ?
L’islam politique est-il donc devenu le challenger universel, celui contre lequel il faudrait porter tous nos efforts ? Certains le croient, nous pensons que c’est lui faire trop d’honneur. Cela ne signifie pas qu’il faut le négliger mais le remettre à sa juste place.
Parlons de lui au pluriel, tant il est divisé : islam chiite polarisé par l’Iran, islam sunnite éclaté en de multiples facettes : entre un wahhabisme étatique à la mode séoudienne, un islam frériste pratiqué par la Turquie, le Qatar et tentant pour certaines parties d’Afrique du Nord (Égypte, Tunisie, Maroc), enfin les multiples sectes djihadistes violentes, ici les filiales d’Al Qaida, là celle de l’État Islamique… Comprendre et distinguer ces multiples chapelles nécessite un travail de titan qui amène à une conclusion : malgré l’aspiration à l’unité de l’Umma promu par ces différents islams politiques, constatons la division structurelle de cet islamisme qui se déchaine pourtant sur ses terres et ses peuples, premières et principales victimes de la violence sanguinaire.
Il ne faut pas ici se tromper sur l’apparente expansion de l’islam politique, allant certes vers des formes toujours plus rigoureuses. Cela fait penser à ces idéologues qui expliquent que si leur théorie ne fonctionne pas c’est qu’on applique mal le concept et qui rajoutent des contraintes à un corps social qui n’en peut mais. Car dans le même temps, une profonde lassitude s’empare des peuples musulmans où l’athéisme progresse en silence. Rien ne dit que l’islam ne soit pas à l’orée de son désenchantement, comme les peuples chrétiens l’ont eux-mêmes expérimenté au cours du XXe siècle (cf. les explications de Marcel Gauchet).
Bien sûr, tout cela s’inscrit dans le temps long et les changements structurels mettent du temps à produire leurs effets. L’islam fait face à une évidente crise de modernité, d’autant que cette modernité occidentale, technologique, financière et libérale est profondément dissolvante des structures sociales les mieux établies (et à la source du malaise que nous évoquions dans notre dernier numéro). Si donc nos sociétés réagissent avec difficulté aux torsions de l’histoire, combien plus l’islam…
Le marais européen
Souvenez-vous de la décennie 1990 : l’Europe était optimiste, elle s’élargissait et construisait des éléments d’une défense européenne à partir du sommet de Saint-Malo puis de celui d’Helsinki. L’Amérique fronçait les sourcils en expliquant qu’il ne fallait pas de duplication, signe du début d’une inquiétude washingtonienne. Pour l’UE, la mondialisation était heureuse. Il y avait certes des difficultés mais rien qui ne parût hors de portée.
Vingt ans plus tard, la belle construction s’est arrêtée en chemin. L’échafaudage demeure et les spécialistes de l’ingénierie bruxelloise expliquent à chaque sommet que l’on continue à avancer. Entre temps, la crise de 2008, les crises de l‘Euro, la crise des migrants, le Brexit, le trumpisme, la pandémie ont été autant d’obstacles posés sur la route de la « construction européenne ». Les fameux progrès annoncés avec force trompettes paraissent tous des sparadraps collés pour réduire une fracture.
Peut-être notre perception est-elle trop pessimiste mais nous avons vu apparaître deux phénomènes depuis le 11 septembre. D’abord, un fossé transatlantique qui ne cesse de s’accentuer : voyez les déceptions européennes envers Biden ! Ensuite, une dissension interne à l’UE dont le Brexit n’est que le signe le plus visible mais qui oppose de multiples Europes qui paraissent fâchées entre elles bien qu’elles doivent continuer d’habiter sous le même toit. Tout ceci n’incite pas aux travaux partagés par la copropriété, d’autant que la question allemande inquiète.
Finalement, le 11 septembre aura produit des effets différents de ceux que l’on annonçait. Cela ne doit pas surprendre. Constatons qu’à défaut de l’avoir suscité, cet attentat a marqué le début de la fin de l’Occident (LV 146) commencé bien avant mais qui -se manifeste vingt après.
JOCV
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