Sur la pointe des pieds (Le Cadet n° 82)
Du temps de Giscard – comme on dit du temps de Foccart –, on racontait cette histoire d’un chef d’État africain houspillant un de nos ambassadeurs parce qu’un bataillon de Marsouins s’était installé dans l’État voisin, interrompant les excuses embarrassées de notre diplomate rassurant le président qu’il n’y avait pas d’intention maligne, d’un tonitruant : « J’entends bien. Mais j’y ai droit, moi aussi ! ». Voilà que l’heure de vérité a sonné. Les Africains s’aveuglent : non, la France ne traite pas ses ex-colonies comme des sous-préfectures ; non, le retrait de Barkhane n’est pas une fausse sortie pour se faire supplier de revenir, coup de bluff pour revivifier la Françafrique ; c’est le signal que la France s’en va. Elle le savait depuis la faute de l’intervention en Libye, qui lui revient en boomerang.
Qu’apporte-t-elle de différent des autres, à part ses Légionnaires qu’on y croit toujours disponibles parce qu’ils sont prépositionnés et connaissent le continent ? Depuis le Rwanda et les délires sur sa prétendue responsabilité, le ressort s’est cassé. L’armée française est usée de décisions politiques inconséquentes qui ont découragé plusieurs CEMA, comme la France l’est des flatteries d’Africains qui la prennent pour une puissance surtout lorsqu’ils la traitent de faiseuse de rois et de pilleuse de minerai. Elle ne veut plus tenir ce rôle de gendarme auquel elle tient moins que ceux qui croient ne pas pouvoir se passer d’elle, soixante ans après les indépendances. Elle s’épuise au moment où elle doit redéfinir son format – pas celui OTAN-Scorpion qui ne fait qu’accélérer sa déqualification, mais celui qui lui permettra de retrouver l’art français de la guerre. Elle tire sur la corde d’un matériel chichement compté et inadapté au Sahel (bombardement de Bounti le 3 janvier 2021 [1]), et de militaires qui ne reçoivent en retour de leurs efforts que l’accusation de perpétrer le régime colonial de grand-papa.
Même si nous allons en partir sur la pointe des pieds, comme demandait naguère Antoine Pinay de l’Indochine, il s’agit d’une vraie décision stratégique qui solde un passé suranné qu’il ne sert à rien de pérenniser. Les Africains découvriront l’ouverture d’esprit des soldats russes et l’amabilité, dénuée de toute trace de racisme, des bataillons d’ingénieurs chinois qui s’isoleront dans leurs dortoirs sécurisés, avec leurs magasins interdits aux locaux et leur remake du Paris-Dakar dans les rues de Bamako. Ils savent déjà apprécier l’empathie des rares membres des forces spéciales américaines qu’ils aperçoivent parfois de loin au côté de Barkhane. Et quand la Banque de France cessera de contre-garantir la nouvelle monnaie africaine sur ses propres réserves, les grands argentiers du continent iront négocier à la BCE de Francfort sa libre convertibilité avec l’Euro et un taux de change fixe, avec des Allemands et des Néerlandais qui adorent qu’on leur parle de relance par le déficit et l’inflation. Mais ne rêvons pas : l’Afrique regrettera aussi peu la France que la France regrettera l’Afrique.
Cadet n° 82
[1] Le problème n’est pas que la présence d’hommes en armes ait induit en erreur sur la nature festive du regroupement, mais que le matériel made in USA et le mode opératoire qui lui est consubstantiel – on l’a vu à d’innombrables reprises en Afghanistan, mais c’était déjà le cas au Viêt Nam – arbitre en faveur de la destruction d’un mariage lorsqu’il permet de neutraliser quelques djihadistes, et non l’inverse. L’otanisation de nos armées est à ce prix, qu’il faut désormais assumer – ce qui posera un jour la question de l’adhésion de la France à la CPI.
L’Indonésie : Trait d’union Indo-Pacifique et partenaire stratégique pivot de la France (G Lacroix)
La Vigie est heureuse d’accueillir un nouveau chercheur associé, Gaël Lacroix, qui a eu une longue carrière opérationnelle dans la Marine et a également été Attaché de défense en Indonésie. Il nous propose ce premier article. Merci et bienvenue à lui. LV
Alors que je me rendais à Jakarta à l’été 2018, un couple de vacanciers français, lors de l’escale aérienne à Singapour, s’enquérait de ma destination. Comme je leur indiquais me rendre sur l’île de Java, ils répondirent qu’eux prévoyaient de passer deux semaines à Bali mais n’envisageaient pas de visiter l’Indonésie (sic), pourtant à une heure de ferry car, outre que rien n’y semblait justifier un aussi long détour, les récents attentats les en avaient dissuadés[1]. A ma réaction – « Bali est une île indonésienne », leur rappelais-je[2] – il soutinrent mordicus que non – l’opérateur touristique avait d’ailleurs été catégorique – Bali et l’Indonésie n’avaient rien en commun. Cette conversation reflétait tout à la fois la méconnaissance de l’Indonésie par beaucoup de nos concitoyens, favorisée par la diversité et la complexité de ce pays mais aussi une perception généralement négative de ses grandes caractéristiques présumées (islam radical, arriération politique, manque d’intérêt du point de vue culturel, etc.).
La dialectique de l’imam Dicko : de la chaire au pouvoir
Voici la deuxième tribune de notre dossier Mali (voir ici). La première a décrit le colonel Goïta (voir ici).
Cela fait quinze ans que la silhouette toujours vêtue et coiffée de blanc de Mahmoud Dicko est familière des Maliens. Époux de deux femmes et père d’une dizaine d’enfants, originaire d’une famille de notables de Tombouctou, il est passé par les écoles coraniques d’Arabie saoudite, avant de revenir dans sa première mosquée, à Bamako, dans les années 1980.
Dans un pays à 95 % musulman, Mahmoud Dicko incarne le courant rigoriste inspiré du wahhabisme saoudien, qui a pris le contrôle du Haut conseil islamique (HCI) malien au détriment de l’islam local malékite. Chef du HCI (jusqu’en 2019), il a mené et gagné, en 2009, la bataille contre la réforme du Code de la famille jugée « anti-islamique ».
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Danke Angela !
Un de nos fidèles correspondant réagit à la dernière lorgnette (ici) avec laquelle il n’est pas du tout d’accord. Tant mieux : cela nourrit le débat. Merci à lui. LV
Le billet intitulé « Tchüss Angèle ! » me paraît très représentatif d’une certaine arrogance, qui considère le plus souvent que seule la vision française serait bonne pour une Europe où seule la France aurait des idées ; il semble en revanche totalement méconnaitre ce qu’est l’histoire de l’Allemagne, notamment récente, et surtout qui sont les Allemands.
L’action déterminée du colonel Goïta : plus Sankara que Poutine
Voici la première tribune de notre dossier Mali (voir ici).
Un profil prétorien affirmé
Le nouveau président par intérim du Mali, le colonel Assimi Goïta, surnommé « Asso » par ses proches, a 38 ans, est marié et père de trois enfants.
Il est décrit comme un homme « rigoureux, tenace, adepte des défis et apte au commandement ». Selon les militaires français qui l’ont côtoyé et le décrivent en des termes analogues, c’est « un homme droit, un pro qui ne laisse rien passer, déterminé et peu disert ». Fils d’un officier de l’armée de Terre, il fréquente le prytanée militaire de Kati et le lycée de la Défense nationale.
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Dossier Mali
La France par la voix de son Président de la République a décidé le 10 juin 2021 de changer le cadre de son intervention au Mali et de mettre fin à l’opération extérieure Barkhane qui avait été lancée en 2014 pour prolonger et amplifier l’intervention lancée en urgence en janvier 2013 (Opération Serval). Cette décision unilatérale a été prise rapidement après la suspension le 4 juin des opérations conjointes avec les forces maliennes. On s’inquiétait alors de la déposition brutale le 25 mai du président et du premier ministre de la Transition par le vice-président, le colonel Assimi Goïta, instigateur du coup d’état d’août 2020 qui avait chassé le président Ibrahim Boubacar Keita. Chef des forces spéciales du Mali, l’homme fort du Mali a justifié son coup de force par le non-respect de la charte de transition par les autorités politiques nommées pour conduire le pays à des élections générales en février 2022. En tranchant ainsi nettement le nœud gordien malien, la France rebat les cartes militaires du Sahel et veut engager les Européens dans la sécurité régionale de l’Afrique de l’Ouest.
La Vigie qui observe de près les réalités maliennes depuis 2014 était invitée à Bamako au 21ème forum annuel qu’organise « le Président » Abdullah Coulibaly à présenter ses vues sur la sécurité au Sahel. Le Pr Kader Abderrahim, directeur de recherche, y a passé une semaine.
C’est pendant le Forum qu’a eu lieu « le coup de force » du 25 mai qui a accéléré et cristallisé le changement de posture envisagé par la France depuis quelque temps. Quel est le sens de la démarche assurée du colonel Goita qui défie la communauté internationale, la France et la Cedeao et quelles sont les dialectiques en jeu dans ce second coup de force ? Qui est l’imam Dicko, souvent présenté comme le véritable homme fort et l’arbitre politique du pays ? Quels sont les enjeux et les perspectives de ce changement de cadre de la sécurité du Sahel ?
La Vigie a établi un dossier présentant trois tribunes libres pour présenter son témoignage et ses réflexions sur ce sujet complexe. Il est co-publié par la Revue Défense Nationale (ici)
- Tribune 1 : l’action déterminée du colonel Goïta : plus Sankara que Poutine
- Tribune 2 : la dialectique de l’Imam Dicko : de la chaire au pouvoir
- Tribune 3 : Analyse initiale et perspectives post-Barkhane
La Vigie et Kader Abderrahim
Le Luxembourg est-il une vraie puissance spatiale ? (J. Crisetig)
La Vigie a demandé à son stagiaire de travailler sur les stratégies spatiales des petites puissances. Voici son premier billet : saviez-vous que le Luxembourg était une puissance spatiale ? Oui, désormais, grâce à lui. LV
Le Luxembourg investit massivement dans la recherche spatiale afin d’attirer des entreprises capables d’extraire des ressources spatiales commercialisables sur terre. L’objectif : diversifier l’économie du pays.
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La Vigie n° 169 (Gratuit) : Qu’est-ce que la France ? | Garder le bon cap | Lorgnette : Tchüss, Angèle !
Lettre de la Vigie en date du 9 juin 2021
Qu’est-ce que la France ?
Dire la France est aujourd’hui beaucoup moins évident et partagé qu’hier. De nombreux hiatus existent, entre générations, entre populations. Au-delà, c’est une compréhension commune de la géographie, de l’histoire et de l’État, ces trois piliers de la personne France, qui semble ne plus être partagée. En prendre conscience est indispensable avant de lancer tout projet de grande stratégie.
Pour lire l’article, cliquez ici
Garder le bon cap
Dans une situation stratégique aussi fluide, comment garder le bon cap ? Comment conduire une manœuvre efficace ? Comment se débarrasser de biais stratégiques intempestifs ? De l’Europe à l’Afrique, la pratique est difficile, les difficultés se suivent et se ressemblent.
Pour lire l’article, cliquez ici
Lorgnette : Tchüss, Angèle
Angela Merkel quitte le pouvoir : nous ne la regretterons pas. Cette politicienne au sang froid savait tuer ses rivaux politiques. Excellente pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, mais ô combien décevante depuis qu’elle y régnait. Certes, son côté mesuré, nuancé et « comme il faut » a plu au notable français, impressionné par cette retenue germanique qu’il prend pour de la saine rigueur. Et pourtant… elle a systématiquement décidé tard, prenant toujours le temps de laisser se pourrir les situations avant de se prononcer, du bout des lèvres. Les quelques fois où elle s’est laissé guider par l’instinct, ce fut catastrophique : que ce soit la décision d’arrêter le nucléaire après Fukushima ou celle d’accueillir un million de migrants au cœur de l’été 2015.
Bien sûr, sa politique n’est peut-être pas néfaste pour l’Allemagne dont elle a su toujours préserver les intérêts de court terme et l’idéal de petit rentier satisfait et vieillissant. À l’extérieur, ce fut pire. On la présente comme pro européenne : ce fut la plus germanolâtre des dirigeants allemands depuis la guerre. Pire : Pas un dirigeant français pour s’en apercevoir.
Tschüss Angèle, tu ne nous manqueras pas.
JOCV
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Qu’est-ce que la France ? (LV 169) – gratuit
Dire la France est aujourd’hui beaucoup moins évident et partagé qu’hier. De nombreux hiatus existent, entre générations, entre populations. Au-delà, c’est une compréhension commune de la géographie, de l’histoire et de l’État, ces trois piliers de la personne France, qui semble ne plus être partagée. En prendre conscience est indispensable avant de lancer tout projet de grande stratégie.
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Garder le bon cap (LV 169) – gratuit
Dans une situation stratégique aussi fluide, comment garder le bon cap ? Comment conduire une manœuvre efficace ? Comment se débarrasser de biais stratégiques intempestifs ? De l’Europe à l’Afrique, la pratique est difficile, les difficultés se suivent et se ressemblent.
Les trous du Quai (Le Cadet n° 81)
Amin Maalouf, dans son ouvrage Les Croisades vues par les Arabes, explique que le glissement de civilisation tient pour beaucoup dans l’instauration par les Francs d’une légalité, certes féodale mais prémisse de la règle de droit. C’est ce que nous ne sommes plus capables de défendre. On sait les indignations sélectives de nos diplomates : enlever un opposant biélorusse n’est pas bien, mais lorsque le dictateur rwandais se vante avoir fait de même, ils se précipitent à Kigali comme leurs anciens à Munich. S’ils semblent très soucieux de la santé des embastillés de Poutine, ils le sont moins de celle de Julian Assange dont les conditions de détention violent les principes de la Convention européenne de 1950. Et tandis que des précieuses ridicules reprochent à des petits marquis de se mobiliser davantage pour les enfants palestiniens que pour les femmes afghanes brûlées à l’acide, on ne les entend pas du tout sur Hong Kong.
Dans cet arbitrage des élégances se dessine, sur la question d’Orient, la frontière de cette fantasmée guerre civile que nous annoncent d’inénarrables pseudo-philosophes de cour et de gare, qui importent le conflit tout en en accusant ceux qu’ils qualifient d’agents infiltrés du Hamas, y compris dans l’équipe de France. Que dire également des raisonnables qui, sous couvert de tenir le juste milieu entre les deux camps, tombent dans le piège du slogan Paix contre Territoires ? Les Palestiniens ont droit à l’Etat voté en 1947, dans le tracé accepté de 1948-1967, sans abandon de souveraineté. Leur demander de vivre dans un bantoustan désarmé, protestant tous les matins de leur amour inconditionnel pour le voisin nucléarisé, est une ânerie qui fait le jeu de ceux qui se pâment devant Tsahal et son Dôme de Fer, système anti-missiles dont l’efficacité semble avérée puisque pas une résolution des Nations Unies n’a pu atteindre Israël en un demi-siècle.
Car personne ne peut accepter la prédation comme mode d’acquisition, comme le disait déjà Charles de Gaulle lors d’une fameuse conférence de presse dont on a oublié l’essentiel du fait d’un mot malheureux : « Israël ayant attaqué, s’est emparé en six jours de combat des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion, et s’y manifeste contre lui la résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme. » Nos diplomates, qui ne réagissent qu’une fois les trêves signées et leur suzerain américain sorti du bois, tout en prenant bien soin d’éluder la question de l’occupation, ne comprennent pas que ce qui mobilise les opinions publiques n’est pas l’identification à tels ou tels – sauf pour ceux qui voient dans Israël un front avancé – mais la violation de la règle de droit. On en connaît également – souvent les mêmes – qui demandent la suppression du double degré de juridiction et la sortie de la France de la Convention de 1950. Il faut avouer que c’est bien ennuyeux, la légalité !
Le Cadet