Les transitions en cours au Maghreb (3)
Une « réunion de rentrée » du CEM, le 24 septembre, a permis un échange de vues sur deux thèmes, la présidentielle tunisienne et la poursuite du Hirak algérien. Au préalable avait été diffusé aux participants pressentis un travail effectué par le Pr Mekkaoui retenu par ailleurs ; cette analyse détaillée de la situation à Alger a été postée sur le site de La Vigie.
Cette réunion a également permis d’évoquer la suite envisagée à l’activité du Cercle euromaghrébin alors que le programme Medoc qui l’avait suscitée touche à sa fin. Une autre formule de rencontres régulières autour de la problématique euromaghrébine sera développée prochainement par le Pr Kader Abderrahim, nouvel associé de La Vigie.
La relève présidentielle tunisienne
Le néobourguibisme qu’incarnait le président défunt, Caid Beji Esebsi, a servi de programme implicite à ce pays singulier du Maghreb. Il a entretenu une forme de modernité atone à la tunisienne avec cette formule politique unique qui en a fait un vrai laboratoire de la démocratie dans le monde arabo-musulman. Mais les résultats du premier tour de la présidentielle ont clairement manifesté une véritable révolution de sans culottes qui par leurs votes combinés « dégagistes » ont évacué le système politique de connivence socio-économique à pratique mafieuse qui s’était installé subrepticement. La plupart des forces en présence étaient d’ailleurs compatibles avec Ennahda, le seul parti politique organisé pour la conquête (décidée mais régulière) et l’exercice (direct ou indirect) du pouvoir. Les deux candidats sélectionnés pour le second tour sont atypiques et anti système, un touche à tout brouillon et un universitaire classique et ombrageux. L’actif prosélytisme islamiste du Golfe n’a eu qu’un faible impact sur le vote mais a souligné un nouvelle fois combien cette démocratisation politique tunisienne irritait les pays sunnites, arabes comme turc. L’expérience tunisienne d’incubateur de la démocratie les dérange et il ne conviendrait pas qu’elle réussisse trop bien. On a aussi déploré l’absence d’engagement et l’intérêt bien trop prudent de la France dans cette circonstance malgré le respect manifesté au président défunt.
En réalité la posture néo-moderne de la Tunisie reste encore une façade fragile car le peuple ne veut plus de ses partis politiques et de leurs pratiques. On peut s’attendre à une grande dispersion des efforts après les prochaines législatives dont les perspectives sont encombrées par 1500 candidats répartis entre 200 partis … Une véritable relance socio-économique est nécessaire pour consolider les acquis politiques décisifs engrangés depuis 2011. On ne distingue pas encore une personnalité consensuelle qui saurait l’incarner.
L’attente algérienne se prolonge dans un mélange de confusion et d’insouciance
La décision du pouvoir intérimaire qu’incarne le CEMA de fixer la perspective d’élections présidentielles au 12 décembre a surpris les concernés. En réalité, si les apparences constitutionnelles semblent ainsi sauvegardées, la prise en compte des requêtes de la rue semble aussi impossible tant la défausse politique des tenants du Hirak est patente.
Aucune piste de coopération consensuelle ne semble pouvoir se dégager entre les tenants du pouvoir et les occupants de la rue du vendredi, même si des efforts sont faits pour sauvegarder les apparences d’une consultation, efforts boycottés de fait par les forces politiques et les personnalités en vue.
- Le pouvoir intérimaire n’a eu aucun effet d’entrainement et les seules bonnes prises du dialogue apparaissent comme des personnalités sous contrôle ou des opportunistes qui ont monnayé leur participation. Hors catégorie, l’ancien PM Ali Benflis très impliqué dans les premiers mandats du Président sorti semble pouvoir cautionner une certaine forme de compatibilité avec l’exécutif militaire.
- Pour beaucoup l’enchainement des étapes sociopolitique est devenu imprévisible et seules les armées sont à l’initiative dans un contexte de passivité politique générale qui contraste avec l’effervescence régulière de la rue. C’est que tous les vendredis le Hirak est de sortie dans une ambiance festive et détendue qui relève aujourd’hui autant du carnaval que de la protestation. Le peuple algérien, toutes générations et classes sociales confondues se décloisonne et se libère de ses pesanteurs, sans complexe mais aussi sans autre vrai projet que de se retrouver et de se distraire. Les armées en profitent pour serrer la vis des manifestants et contrarier leurs regroupements et rassemblements pour restreindre leur capacité à sortir de ce pacifisme affiché. Mais cette pression sécuritaire qui se renforce contraste avec l’anomie réformiste, l’atonie économique et l’effacement politique des élites traditionnelles.
- Si l’Algérie a tous les attributs de la puissance régionale et si le CEMA possède tous les attributs de l’autorité militaire pour exercer le contrôle du pouvoir, l’Algérie dans son ensemble ne se comporte pas comme un pays réel mais comme une somme de communautés juxtaposées. Et si l’impasse politique est totale et le blocage patent, nulle partie ne semble prête à renverser la table ; c’est sans doute l’effet boomerang durable de la décennie noire.
Restent les spéculations.
Beaucoup pensent que le système honni se démonte en fait lentement, qu’il se simplifie et se recompose selon des clivages générationnels plus que régionaux.
- Les experts économiques sont les plus catégoriques, il y a une limite budgétaire et le passage par le FMI est inéluctable. Son calendrier est dicté par le cours du baril fixé ailleurs et l’écoulement des réserves de change évaluées à 70 G$ en cette fin d’année. Ils ajoutent que la plupart des grands patrons algériens sont en détention ou en procès et que leurs entreprises tournent au ralenti. La contrepartie de cette situation est une explosion de l’économie informelle et des tensions sur les payes des fonctionnaires.
- Les sociologues sont les plus positifs qui observent que la victoire algérienne à la CAN a provoqué une vague de fierté maghrébine qui contredit les positions politiques antagonistes des voisins maghrébins. S’ensuit une nouvelle conscience maghrébine qui se traduit par une prise de distance du Maroc avec les entreprises des EAU et d’Arabie saoudite qui se sont disputées ses attentions. Les pouvoirs en place au Maghreb sont tous conscients de cette nouvelle réalité identitaire maghrébine, mois berbériste qu’hostile aux menées des puissances du Moyen Orient qui veulent contrarier toute forme d’Etat civil, ni militaire, ni dynastique au Maghreb.
En conclusion provisoire, il semble que l’Algérie prolonge son attente sans impatience et sans illusion, que le peuple algérien se décomplexe en se retrouvant, qu’il gère sans heurts excessifs ses hiatus structurels, régionaux (amazigh en particulier), culturels (arabophone vs francophone) et générationnels, des hiatus qui traversent les armées comme les partis et les élites entrepreneuriales. Mais tous les témoignages convergent pour dire que comme en Tunisie après les coups de semonce de 2011/ 2012, l’irréversible s’est produit après que le Hirak, façon douce, ait été toléré par le pouvoir militaire, qu’il a jusqu’ici tenu ses promesses d’esquiver la violence et que le tour de vis sécuritaire actuel ne devrait pas modifier cet équilibre précaire. Mais aucun homme providentiel ne se profile. Une junte ?
La Vigie