Compte Rendu de la 8ème séance du Cercle Euromaghrébin n°8, tenue le lundi 29 janvier 2018.
14 participants
Thème : Le Rif en effervescence
Depuis octobre 2016, plusieurs manifestations ont eu lieu dans la ville d’Al Hoceima, considérée comme la capitale culturelle du Rif. La mort violente d’un vendeur de poisson de la ville, broyé accidentellement dans une benne à ordure suite à une altercation avec les forces de police, a provoqué un soulèvement de l’ensemble des citoyens de la ville, revendiquant une meilleure défense de leurs droits et une meilleure prise en compte de leurs besoins.
Les citoyens d’Al Hoceima ont bénéficié du soutien d’une partie de la population marocaine venue rejoindre les rangs des manifestants, et se sont rapidement constitués en un mouvement militant organisé, « le hirak ».
Le Hirak a secoué la région du Rif pendant près d’un an, dans l’objectif d’attirer l’attention des décideurs sur les défaillances du système administratif, le manque d’investissements, le manque d’intégration et le faible respect des droits des citoyens. Plus précisément le Hirak revendiquait l’ouverture d’enquêtes de justice sur les manifestants retrouvés morts lors des manifestations de 2011, l’édification d’une grande université, la construction d’une bibliothèque provinciale, d’un hôpital, d’un théâtre, d’un centre culturel, d’un dispensaire pour les handicapés etc. Une grande partie de ces revendications étaient déjà inscrites dans le plan de développement de la ville mais n’avait pas été réalisée. Or la réponse apportée par le gouvernement à ce mouvement a renforcé la légitimité et le capital sympathie du Hirak : les répressions policières violentes, les arrestations arbitraires et la partialité des procès ont démontré à quel point le gouvernement était corrompu et autoritaire.
L’intervention du Palais dans cette affaire a eu lieu tardivement, suite à un discours royal particulièrement critique de la façon dont le gouvernement a géré la crise. Ce discours a conduit au renvoi de 3 ministres et de plusieurs hauts dirigeants de façon d’une part, à déresponsabiliser le Palais et d’autre part calmer les tensions, en indiquant que « l’un des problèmes qui entravent aussi le progrès du Maroc réside dans la faiblesse de l’administration publique, en termes de gouvernance, d’efficience ou de qualité des prestations offertes aux citoyens ». Le Roi est apparu comme l’ultime arbitre capable d’apporter une réponse rapide au problème. Ce calcul politique et les moyens déployés par le Palais, tant au niveau discursif, au choix du moment d’intervention et du choix des renvois ministres comme illustration du pouvoir exécutif du monarque.
Outre les questions soulevées par une telle gestion royale des affaires gouvernementales, tant au niveau de ses aspects positifs dans la rapidité d’exécution et de stabilisation que dans ses limites en termes de processus démocratique. Les évènements d’Al Hoceima soulèvent une autre question, plus structurelle : la violence des évènements d’Al Hoceima est-elle l’expression de la persistance d’une forme d’irrédentisme rifain face aux autorités marocaines ?
On est en droit de se poser la question puisque ce n’est pas la première fois, dans l’histoire du Maroc, qu’on observe des manifestations à Al Hoceima. A l’époque du Protectorat, la construction d’une république autonome rifaine par Abdelkrim Al Khattabi et la constitution d’alliances internationales socialistes avaient déstabilisé les puissances impériales espagnoles et françaises, qui ont riposté par une importante offensive militaire, utilisant notamment des bombes chimiques. Dès le lendemain de l’indépendance, les Rifains ont demandé la reconnaissance des séquelles de la guerre chimique et la mise en place d’un système de compensation. En 1958, le Rif est aussi devenu le centre d’une insurrection régionale connue aujourd’hui sous le nom « d’insurrection du Rif », revendiquant une meilleure intégration de la région dans le système marocain. Cette région fut ensuite volontairement marginalisée par Hassan II pour décourager toute tentative de soulèvement et anticiper la montée en puissance de tout mouvement politique revendiquant l’autonomie ou s’opposant à la monarchie. Des vagues de protestations ont eu lieu, notamment en 1984, sans que cela suscite une meilleure prise en charge de cette région. Au contraire, la violence des réflexes sécuritaires démontrait davantage que cette région avait un statut spécial dans la représentation politique du territoire.
L’arrivée de Mohammed VI au pouvoir a changé la donne : Mohammed VI a visité cette région et a déclaré son intention de ne pas suivre la politique entreprise par Hassan II. La création de l’instance Equité et Réconciliation, chargée de donner la parole aux victimes du régime autoritaire sous Hassan II, allait dans ce sens. Parallèlement, de nombreux grands projets de modernisation ont été lancés. Néanmoins, ces projets n’ont, pour la plupart, pas été achevés en raison d’une mauvaise gestion des politiques publiques, des finances, et de la corruption des intermédiaires entre les porteurs et les bénéficiaires de ces projets.
Ainsi, durant les manifestations du « printemps arabe marocain », de nombreux manifestants agitaient des drapeaux de la république rifaine et des photos d’Abdelkrim al Khattabi. Il s’agissait des sympathisants du Mouvement pour l’autonomie du Rif (MAR). Le MAR est un mouvement régionaliste ; il a annoncé son association au Mouvement du 20 Février et plaide contre le projet de nouvelle Constitution qui interdit les partis régionalistes. D’autres réunions sont organisées dans plusieurs villes du Maroc, dont Nador (le 24 décembre 2011). Mais le MAR ne réussit pas à avoir l’ampleur escomptée : la plupart des adhérents du mouvement en 2011 sont des étudiants et universitaires rifains (université de Nador Selouane, Oujda), des acteurs du monde associatif ou des personnes de la diaspora rifaine à l’étranger, qui sympathisent également avec d’autres associations militantes amazighes. Or, la population visée par le MAR, c’est-à-dire les familles d’agriculteurs ou d’ouvriers rifains, ne se reconnaissaient pas dans ce mouvement. Plus récemment au moment des manifestations d’Al Hoceima, la fille d’Abdelkrim al Khattabi a aussi pris ses distances avec le mouvement du Hirak.
L’irrédentisme rifain aujourd’hui peut donc être défini comme une forme de résistance et de ténacité face à la marginalisation politique, sociale et économique. La solution exigée par le Rif n’est pas cependant liée à des idéaux indépendantistes, mais plutôt à une volonté d’intégration et d’égalité de traitement régional. Lors des évènements d’Al Hoceima, les Rifains ne stigmatisaient pas le Roi : au contraire, ils lui demandaient d’intervenir.
Le rapport de forces dans le Rif est le suivant : d’un côté, plusieurs Rifains ont des postes à responsabilité au gouvernement, tandis que la mafia internationale du Cannabis basée notamment en Europe (constituée principalement de la diaspora rifaine) est en faveur du de la réalisation des projets puisque cela constitue un moyen de blanchir son argent. D’un autre côté, les habitants du Rif et la mafia du Cannabis locale soutiennent l’insurrection pour des raisons différentes. Tandis que les habitants y voient l’espoir de la mise en œuvre de politiques publiques effectives, la mafia locale y perçoit un moyen de garder le contrôle sur le territoire.
Il faut cependant envisager l’hypothèse que ces forces (le MAR, les associations civiles ou la mafia locale) sont ou peuvent être instrumentalisées par des acteurs qui ont des intérêts politiques (des islamistes ou des Etats étrangers).
JDOK